André Torre, Directeur de recherche INRA-Agro-ParisTech, Université Paris-Saclay
Sébastien Bourdin, Enseignant-chercheur à l’EM Normandie
Au moment où se profilent de nouveaux changements pour les territoires, avec les discussions sur la taxe d’habitation, la Nouvelle Collectivité Territoriale de la Corse ou les projets de réduction du nombre d’élus, il n’est pas inutile de revenir sur les effets des récentes réformes territoriales. En effet, la loi NOTRe (et avant elle la loi MAPTAM) a introduit des changements importants dans l’organisation et l’ancrage spatial des activités économiques et sociales de notre pays, des changements qui remettent profondément en question le rôle joué par l’Etat (Torre et Bourdin, 2015 et 2016).
I. Retours sur la loi NOTRe
Le 3 Juin 2014 François Hollande annonce le lancement d’une réforme visant à modifier l’architecture territoriale de la République. Il s’agit de bouleverser radicalement le meccano territorial (Béhar et al., 2009), dans un pays qui ne compte pas moins de 36 658 Communes, 2 054 cantons, 101 départements, 13 métropoles (dont le Grand Paris) et 27 Régions.
S’inscrivant dans la filiation des lois de décentralisation de 1982 et de l’inscription de la République décentralisée dans la Constitution en 2003, le Président assigne une nouvelle ambition à la réforme : simplifier et clarifier l’organisation territoriale de la France, afin que chacun sache qui décide, qui finance et à partir de quelles ressources. Sa tribune, qui définit les grands objectifs de réforme de l’organisation territoriale, est rapidement suivie de la présentation de deux projets de loi donnant corps à l’opération de simplification de l’architecture institutionnelle de la France. Le premier concerne la délimitation des régions et les modalités d’élections régionales et départementales, le second est relatif à la nouvelle organisation territoriale de la République.
Le débat, porté devant le Parlement, prend rapidement une forme conflictuelle autour de deux points : les frontières des futures Régions (et leurs Capitales) et le maintien ou la suppression des départements. Sans revenir sur l’impréparation, l’improvisation et les atermoiements du Pouvoir, il révèle de profondes divisions de la représentation nationale sur les objectifs et les moyens d’une possible réforme, ainsi que sur la conception même de la structure décentralisée de la République. Les discussions, qui vont nécessiter plusieurs navettes entre l’Assemblée Nationale et le Sénat, transcendent nettement la dichotomie droite – gauche, même si la discipline républicaine va permettre in fine d’obtenir un vote favorable aux exigences du Premier Ministre.
Au-delà des incantations habituelles sur la nécessité de réformer et de simplifier le « millefeuilles » territorial, les divergences sont particulièrement fortes sur les échelons à éliminer. L’idée initiale d’une suppression des départements fait long feu, suite à la mobilisation des élus locaux, mais aussi à la difficulté à répartir leurs nombreuses compétences et les financements liés vers d’autres pièces du dispositif institutionnel. Outre le fait que les départements jouent un rôle de garant des solidarités humaines et des solidarités territoriales (Manier, 2015), les élus ruraux mettent en particulier en évidence les services rendus par ces derniers dans des espaces parfois isolés, éloignés des métropoles et comportant des populations en difficulté. Mais leur utilité en zones périurbaines est également soulignée, en particulier en matière de cohésion sociale : le maintien est finalement acquis, sauf au cœur des grandes métropoles.
L’autre casse-tête concerne les frontières des nouvelles Régions, ainsi que la fusion d’une partie d’entre elles, à périmètres identiques puisqu’aucune reconfiguration interne n’est autorisée. Ce petit jeu très français, déjà porté par différents groupes de réflexion dont la commission Balladur en 2009, va donner lieu à de nombreuses passes d’armes, impliquant aussi bien des Président(e)s de Régions concernées que les Maires des capitales régionales, qui ne veulent pas perdre leurs prérogatives. Rapidement jetée à bas, la carte initiale est remplacée, au gré des discussions, par des configurations et architectures variables, qui font plus souvent la part belle aux alliances locales qu’à des impératifs de rationalisation ou d’économies. La solution à 13 Régions métropolitaines, finalement retenue, révèle que les fusions sont particulièrement concentrées dans le Sud-Ouest, le Nord et l’Est de la France.
Suite à différentes péripéties, le projet de loi relatif fait l’objet d’un vote à l’Assemblée Nationale le 25 Novembre 2014, les députés adoptant du même coup la carte définitive à 13 Régions. Le 1er Janvier 2015, la loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles, dite « loi MAPAM » ou « MAPTAM », crée un nouveau statut pour 11 métropoles (agglomérations de plus de 400 000 habitants) avec des compétences en matière de développement économique, d’innovation, de transition énergétique et de politique de la ville : le Grand Lyon, Bordeaux, Brest, Grenoble, Lille, Montpellier, Nantes, Rennes, Rouen, Strasbourg et Toulouse viennent s’ajouter à Nice[1]. La constitution de ces métropoles ne s’est pas réalisée sans peine (Douay, 2013). Enfin, le 16 juillet 2015, l’Assemblée nationale et le Sénat adoptent définitivement la loi portant la nouvelle organisation territoriale de la République (ou loi NOTRe), publiée au Journal officiel le 8 août, après examen par le Conseil constitutionnel.
II. La réforme territoriale et ses enjeux : le rêve d’une France urbaine
La réforme territoriale semble s’appuyer sur l’idée que la France est avant tout un pays urbain, dont l’organisation doit se structurer autour d’un certain nombre de grandes villes puis, par désagrégations successives, de communes ou d’intercommunalités de taille moyenne, pour aboutir au maillage en bourgs des espaces ruraux. Les métropoles font l’objet de tous les égards. L’avenir de l’Hexagone se dessine ainsi autour de ses zones les plus peuplées et les plus denses, appelées à jouer un rôle structurant en organisant et aménageant leurs hinterlands. Pilotant le futur des territoires ruraux, elles vont y faire produire les ressources alimentaires nécessaires à leur fonctionnement quotidien (l’alimentation des villes) et réserver des espaces de loisir pour les urbains jeunes ou vieux, qui pourront profiter des paysages ou satisfaire leur désir de nature.
Une telle vision est dangereuse, car elle oublie au passage une partie des territoires, présents dans les attendus et l’intitulé même de la réforme, mais dont la diversité est au final largement négligée. C’est l’histoire d’un malentendu. Les territoires auxquels fait allusion le texte de loi, sans trop insister, sont ceux des politiques publiques locales, constitués par les collectivités territoriales. Il s’agit de territoires « donnés » et institutionnels, de la Région ou du département par exemple, une délimitation géographique autour de laquelle vont se construire les stratégies de développement et d’aménagement. Mais il n’est pas question des territoires construits par les acteurs, qui jouent un rôle essentiel dans les dynamiques locales comme dans le renouveau des initiatives citoyennes.
Or ces territoires vécus dépendent des relations et des actions de groupes ou de populations particulières, qui se reconnaissent dans des projets communs plutôt que des frontières délimitées. Produits des actions d’un groupe humain organisé, en construction permanente, ils s’inscrivent dans le long terme, avec une histoire et des préoccupations ancrées dans les cultures et les habitudes locales, la perception d’un sentiment d’appartenance, ainsi que des formes d’autorités politiques, des règles d’organisation et de fonctionnement spécifiques (Torre, 2014).
S’ils ont connu une traduction éphémère avec les Pays, ou plus éthérée avec les Bassins de vie, ces territoires bien réels signent l’incontournable diversité de la France, au-delà de la vision urbano-centrée des métropoles et des zones dédiées à leurs services. Matrices de l’initiative et des projets, ils révèlent des modes de fonctionnement et de (non) développement bien différenciés. Alors que les métropoles de province, qui regroupent 1/5ème de la population française, ont connu une croissance démographique importante au cours des dix dernières années – liée en particulier à l’accélération de la périurbanisation – les zones rurales regagnent des habitants, et la croissance de certaines d’entre elles est supérieure aux territoires urbains (carte 1). Ainsi, certains départements ruraux tirent leur épingle du jeu, comme la Haute-Loire – dont la population a augmenté de 0,5 % par an entre 2007 et 2012 sous l’influence de la métropole stéphanoise – car ils sont localisés sur des axes stratégiques de transports reliant des grandes villes (axe Toulouse-Montpellier, vallée du Rhône ou de la Garonne).
Carte 1. Les dynamiques rurales (source : CGET)
Par ailleurs, on peut s’interroger sur la légitimité des nouveaux périmètres en termes d’aménagement. Une étude de France Stratégie (2015) sur les déplacements de travail et les liens financiers (l’origine géographique des actionnaires des entreprises) entre régions et départements révèle que certains départements plutôt urbains – les Bouches-du-Rhône ou la Haute-Garonne – entretiennent des relations économiques et financières plus intenses avec des régions voisines, alors que d’autres, à dominante rurale, peuvent être considérés comme isolés en raison de leurs faibles liens avec les territoires proches (Cantal, Hautes-Alpes, Creuse, Lozère). Bien que le nouveau découpage régional (Brennetot et De Ruffray, 2014) limite les forces centrifuges, se pose quand même la question de la cohérence économique intra régionale, afin d’améliorer l’efficacité de l’intervention publique, notamment en termes d’aménagement.
D’autre part, l’idée de confier l’avenir de la France aux métropoles fait planer un doute sérieux sur l’avenir des territoires à faible densité de population (Vanier, 2015), considérés, dans le meilleur des cas, comme au service des grandes agglomérations. Une telle option fait l’impasse sur la croissance importante de ces espaces ces dernières années (même si elle reste faible en volume bien sûr), mais néglige également certaines dimensions qui leur sont toutes particulières. En effet, la richesse de la France, pays privé de ressources minières et énergétiques, réside avant tout dans deux atouts : ses paysages et sa diversité d’une part, résultant de sa grande étendue (le plus grand pays de l’UE), de la diversité de ses terroirs et de ses variétés climatiques et géomorphologiques ; la qualité et la diversité de sa ressource humaine d’autre part, aux compétences et expériences extrêmement diversifiées, selon les lieux, les origines et les types de productions.
Cette diversité est fortement portée dans les territoires de faible densité, ruraux et périphériques, caractérisés parfois par leur dynamisme, leur productivité et leur capacité d’innovation. Même si les espaces ruraux français restent imprégnés par les activités agricoles, on y observe une forte surreprésentation d’emplois dans l’industrie, en particulier agro-alimentaire. En 2013, le secteur industriel représentait 12,5 % des emplois en France métropolitaine, et jusqu’à 20 % dans certains départements plutôt ruraux (Jura, Haute-Saône, Vendée, etc.). Ainsi, de nombreuses grandes entreprises très performantes à l’exportation sont situées dans ces zones considérées comme périphériques. C’est le cas de Michelin[2] ou de Lactalis[3], et la productivité de l’agriculture française est l’une des plus élevée au monde.
Enfin, il faut craindre un effet négatif des reconfigurations régionales sur l’équité territoriale (Callois, 2015). Non seulement la fusion des Régions va entrainer un éloignement accru des zones périphériques, mais elle ne pourra que renforcer la concentration des activités dans les zones les plus productives. Enfin, on peut s’attendre à une diminution de la qualité, voire à un manque, des services de proximité. On peut légitimement s’inquiéter pour les habitants des zones « frontalières » ou des territoires les plus éloignés des grandes villes ou des métropoles, dans un contexte de diminution des ressources publiques, de rationalisation des équipements et de suppression de nombreux services (lycées, formation professionnelle, hôpitaux, postes…), quand il ne s’agit pas des voies ferrées.
Bibliographie
Béhar D., Estèbe P. & Vanier M., 2009, Meccano territorial: de l’ordre territorial à l’efficacité interterritoriale. Pouvoirs Locaux, 4(83), 79-83.
Brennetot A. & De Ruffray S., 2014, Découper la France en région. Cybergeo: European Journal of Geography.
Callois J-M., 2015, La nouvelle carte des régions : faux prétextes et vrais impacts, In Torre A., Bourdin S. (dir.), 2015, Big Bang Territorial : La réforme des régions en débat, Armand Colin, Paris.
CGET, 2015, Synthèse des Stratégies Régionales de l’Innovation (SRI) en vue de la spécialisation intelligente (S3) des régions françaises, Collection « Connaître les programmes européens », Recherche, innovation et technologie, 112 p.
Douay N., 2013, Aix–Marseille–Provence: accouchement d’une métropole dans la douleur. Métropolitiques. 78-209.
Dumont G-F., 2015, Dix questions sur la nouvelle délimitation des régions, In Torre A., Bourdin S. (dir.), 2015, Big Bang Territorial: La réforme des régions en débat, Armand Colin, Paris
France Stratégie, 2015, Réforme territoriale et cohérence économique régionale, Note d’analyse n°25, 8 p.
Manier D., 2015, La réforme territoriale en France: l’avenir du Département en tant que collectivité territoriale, Allemagne d’aujourd’hui, (2), 84-90.
SENAT, 2016, Réforme territoriale : les premiers retours de l’expérience du terrain, Rapport d’information du Sénat du 23 mars 2016, n°493, 67 p.
Torre A., 2014, Développement territorial : quoi de neuf ?, Pouvoirs Locaux, 101, II, 35- 38.
Torre A., Bourdin S. (dir.), 2015, Big Bang Territorial: La réforme des régions en débat, Armand Colin, Paris.
Torre A., Bourdin S., 2016, Des réformes territoriales qui posent bien des questions, Population & Avenir, vol. 727, n°2, 14 – 16.
Vanier, M., 2015, Réforme territoriale et espace rural. Pour, (4), 147-153.
[1] Le 28 février 2017, la loi relative au statut de Paris et à l’aménagement métropolitain permet à plusieurs EPCI de se transformer en métropoles à leur tour. C’est le cas de Dijon, Orléans, Saint-Étienne, Toulon, Clermont-Ferrand, Metz et Tours.
[2] Située dans le Puy-de-Dôme, 3ème plus grande entreprise mondiale dans le domaine des pneumatiques avec un CA de 21,2 milliards de dollars en 2015.
[3] Située en Mayenne, 3ème plus grande entreprise laitière au Monde avec un CA 19,4 milliards de dollars en 2013.
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