Jacques BEAUCHARD | Le Département matrice de la ville-pays
Par Jacques BEAUCHARD, Professeur émérite UPEC ex chargé de mission DATAR
Dans l’Identité de la France (), F. Braudel explique l’histoire de la géographie politique suivant une architecture qui, dès le village, se soumet à une même anthropologie structurale : « Au ras du sol, le peuplement des villages et des bourgs constitue la base vivante sur quoi tout va s’appuyer » (p.111). Dès le plus petit groupement, le lieu habité s’ordonne suivant la topologique du centre. « C’est un agrégat reproduit à l’infini sur un modèle qui ne varie guère, en profondeur d’un bout à l’autre du territoire : à distance d’un bourg qui est leur marché, des villages se groupent en cercle, tels des minuscules planètes autour de ce que serait un soleil central » (p. 111). Comme pratique de l’espace et organisation du territoire vécu, le modèle se réplique de proche en proche, horizontalement mais aussi verticalement de la plus petite unité locale vers la plus grande, celle de la nation. « L’ensemble – bourgs plus villages – est ordinairement de la grandeur d’un de nos cantons. A leur tour, ces cantons, cellules de base du peuplement, se groupent autour d’une ville plus ou moins active : ce sont là encore d’étroites surfaces… “des pays”. Et ces pays, avec plus ou moins de succès ou de bonne volonté, pour autant qu’il y ait centrage autour d’une ville assez dynamique pour jouer un rôle (c’est loin d’être toujours le cas), entrent dans le cadre d’une région, d’une province. L’architecture se complète avec la construction plus ou moins parfaite, elle aussi plus ou moins tardive, d’un marché national, d’une nation » (p. 111).
Suivant cette représentation, c’est la départementalisation que le XIXème siècle consacre. La division départementale a bel et bien réussi à produire l’unité territoriale de la France. Mieux encore, c’est cette réussite qui peu à peu légitime la référence locale. La division avait permis une constitution commune mais l’établissement des départements, l’apparition progressive d’une société locale, finissent par affirmer aussi la diversité. Le département s’imposera comme le conservateur de celle-ci. N’est-ce pas lui qui a maintenu en vie, jusqu’à peu, trente-six mille communes, et quelque trois mille cantons ? Alors que l’homogénéité territoriale fut au XVIIIème siècle le gage de l’unité, à la fin du XIXème siècle on vit apparaître l’idée inverse d’une unité plurielle : l’hétérogénéité s’imposait comme socle de l’unité. Le caractère rétrograde et archaïque des particularités locales, dénoncé par les lumières, fait place, dès 1835 avec la France pittoresque d’Abel Hugo, à son envers. Au côté des descriptions statistiques qui accréditent l’idée d’un territoire lisse et homogène, on voit apparaître une mise en scène départementale de l’originalité. En 1868, la géographie de la France de Jules Verne rapporte systématiquement la particularité au cadre administratif. “ Les particularités locales deviennent les vignettes stéréotypées des départements ”. Ainsi le département intègre le particulier dans le général, et la province dans la République, mais il a aussi permis, paradoxalement, l’affirmation de la société locale au point d’imposer la mosaïque des identités territoriales comme figure de l’unité nationale, cela dès la fin du XIXème siècle.
Ce tissage territorial fut simultanément un métissage des sociétés rurales et urbaines. C’est le département qui fit passer la ville et la campagne sous la même loi. A côté du statut identique des communes, la division territoriale en cantons et départements englobe campagnes, bourgs et villes dans les mêmes ensembles. La légitimité du découpage (quel qu’en soit l’origine) est infiniment moins importante que la légitimité acquise. Une projection territoriale de nature politique et administrative s’est transformée en société. Comment cela s’est-il produit ? L’amélioration de l’agriculture fut tout d’abord au cœur de l’institution départementale et constitua le lieu d’exercice d’une société locale ; un lieu de négociation voire, pour l’assemblée départementale, un tribunal des conflits. La nouvelle organisation du territoire ne recherchait-elle pas tout d’abord à résoudre la crise de la fiscalité ? On vit rebondir la question de l’égalité territoriale : très vite le département n’est plus seulement un individu statistique dans une série mais territoire de référence et d’appartenance. Sous la tutelle de l’Etat, le département va définir une politique d’équipement. Depuis la loi de 1836 sur les chemins vicinaux, de véritables routes départementales sont construites et gérées par l’autorité départementale et non par les Ponts et Chaussées. Il en résultera un maillage remarquable de l’espace. Cause et conséquence de la mobilité, la toile départementale des voies de communication intègre fortement entre eux les chefs-lieux de cantons au chef-lieu du département. Depuis plus d’un siècle et demi, le local tisse la toile de ses circulations alternées, et son réseau routier façonne un territoire départemental.
Le nombre et le bon état des routes, les départementales et les nationales qui s’entrecroisent et se multiplient, et, après 1870, la construction des chemins de fer départementaux, viendront créer les conditions d’un maillage qui sert aujourd’hui de matrice à l’émergence de la ville-pays départementale. Un monde urbain, multicentré et départemental, s’est formé, qui intègre en lui la campagne.
Déjà, avec le lycée qui très tôt fut fixé au chef-lieu du département, l’administration nouvelle redécouvrit le caractère de l’ancienne ville comme lieu de culture, mais la polarisation de la vie sociale se fit grâce aux communications induites par les infrastructures. A côté de l’organisation administrative, une véritable forme territoriale se dessina, elle visait à rapprocher, sinon à mélanger, la ville et la campagne, à faire apparaître finalement un nouvel être collectif. Pour comprendre cette constitution territoriale de la société locale, il faut sans doute rappeler, comme le fait Marcel Roncayolo, l’état de la circulation sous l’ancien régime et décrire combien les échanges relativement proches se faisaient souvent moins aisément que les relations lointaines qui, elles, pouvaient bénéficier des routes royales, enfin prendre conscience de l’enclavement comme véritable malédiction des bourgs et des petites villes. Le lieu qui aujourd’hui nous apparaît au milieu de la mobilité est en grande partie l’œuvre du département. Mais le succès du département n’est-il pas simultanément annonciateur de sa transformation ? La centralité d’une société locale départementale a permis la conversion de la société rurale en société urbaine, et la diffusion de cette dernière jusque dans les bourgs-centres et les villages qui leur sont attachés. Cet essaimage de la ville ne peut être confondu avec l’étalement à perte de vue de l’urbain que les Américains appellent le “ sprawling ”, ici, à l’inverse, l’urbanisation est polarisée. Cette révolution de l’habitat a tout fait basculer ; inscrite dans le schéma départemental, épousant pour le principal le maillage de ses routes, la ville s’est installée à la campagne, laissant apparaître un espace urbain multicentré. Il ne s’agit pas des zones pavillonnaires qui essaiment la ville à la campagne, comme en Ile-de-France, mais de la conversion urbaine des bourgs et des villages. A la fin du XXème siècle, une aire transactionnelle (transits + échanges + réseaux) s’est imprimée sur chaque département autour de ses zones commerciales, industrielles, de services et de loisirs ; elle agrège dans un même trafic la fédération des chefs-lieux. L’ancien territoire départemental sert de socle à une ville-pays. Dans certains cas le Département fusionne avec la ville. Dans tous les cas, les villes-pays s’assemblent aujourd’hui pour produire une Cité-Région. Là se tient la Région-territoire qui reste à aménager.