07 mars 2018 ~ 0 Commentaire

Bernard Elissalde | Catalogne : quel ajustement entre logique institutionnelle et activisme politique ?

Bernard Elissalde, Professeur émérite des Universités en Géographie, UMR IDEES, bernard.elissalde@univ-rouen.fr

Un  nouvel épisode d’une tragédie nationale espagnole, toujours recommencée depuis l’apparition du catalanisme politique à la fin du XIXème siècle, se déroule sous les yeux  d’Européens éberlués. Il s’agit  cette fois  de l’effondrement du compromis politique, instauré par la constitution de 1978, et qui était sensé  réconcilier le Centre politique du pays avec  les régions économiques dominantes et purger les contentieux de la période franquiste. Le drame se joue cette fois sur fond de recomposition  de  l’offre partisane en Europe et marque l’entrée en scène d’un nouveau personnage : l’Union européenne. Les stratégies et les comportements des protagonistes, qu’il s’agisse d’actions ponctuelles ou d’engagements à plus long terme, sont le fait des deux côtés  d’acteurs agissant en conformité avec leurs habitus politiques. On assiste à la confrontation   de deux stratégies : celle du juriste légaliste d’un côté et celle de l’activisme politique de l’autre (Payero López, 2016) . Car au-delà de l’existence  avérée de systèmes institutionnels organisés et cohérents,  c’est ce qu’en font les acteurs qui sert de révélateur.

People hold banner reading "independence" during a protest for greater autonomy for Catalonia within Spain in Barcelona

Par-delà la non-violence déclarée, les contenus du discours délivrés de part et d’autre ne peuvent qu’inciter  au renforcement des tensions politiques et  à l’accentuation des divisions dans la société catalane. Si les adversaires annoncent officiellement  avoir choisi, pour les uns  la voie référendaire, pour les autres la voie constitutionnelle, l’affrontement permanent auquel ils se livrent depuis plus d’une décennie, se réalise également  en mobilisant  l’impact émotionnel des medias.  A travers une « bataille » des images  et  une logomachie des déclarations, chacun tente de faire basculer  les opinions publiques locales, nationales et européennes en sa faveur.  Chaque camp  mobilise les medias pour affirmer  sa légitimité, et pour démontrer  qu’il rassemble le plus grand nombre de manifestants  lesquels  deviennent la nouvelle valeur étalon dans le décompte des points.

Le jeu consiste aussi à pousser l’adversaire  à la faute politique et à prendre à témoin la communauté internationale.  Côté gouvernemental on est ainsi tombé dans le piège symbolique des « violences policières ».  A partir de l’organisation  d’un  référendum illégal mais considéré comme un attribut de la démocratie, le camp indépendantiste est  parvenu  à retourner  la situation en montrant des civils matraqués pendant qu’ils accomplissent leur devoir de citoyen. A l’inverse, l’erreur récurrente des Indépendantistes fut sans doute  la référence continuelle à l’échelon européen. Cette europhilie affirmée  leur avait permis  de se présenter comme une nation européenne à part entière et de contourner l’accusation de sécession, puisque, croyaient-ils une Catalogne indépendante deviendrait  membre d’un ensemble plus large que la seule Espagne. Cette adhésion à une vision européiste est récurrente chez  les dirigeants catalans successifs  qui définissent la Catalogne comme une nation[1] européenne. Malheureusement cette option, en apparence nécessaire pour s’émanciper  de Madrid  équivaut à donner à l’UE le rôle d’arbitre et a conduit les indépendantistes dans une impasse face  au refus logique  d’endosser ce rôle par  les dirigeants des Etats membres et au rejet des responsables de l’UE d’ouvrir une boîte de Pandore[2].  Afin d’intégrer  les institutions européennes dans la boucle du  rapport de forces  avec l’Etat espagnol, les représentants de la Catalogne  n’ont pourtant pas ménagé leurs efforts depuis 1986. Les multiples organisations « catalanes »  installées à Bruxelles ont  connu  une institutionnalisation et une politisation croissantes, jusqu’à servir de refuge pour le dirigeant en exil .

Le cadre discursif  de l’affrontement  s’est  construit autour de plusieurs registres binaires. Le  recours à la métonymie de « Madrid » suggère que le centralisme perdure en Espagne, alors que peu de constitutions nationales dans l’UE accordent autant  de prérogatives à des  régions rebaptisées, non sans raison, en Espagne « communautés autonomes ».  Le choix  indépendantiste, pour gagner la bataille des opinions publiques,  de réduire le conflit à une opposition Barcelone/ Madrid,  permet de légitimer  l’importance que l’on se donne, et de réduire le problème à une lutte entre deux puissances équivalentes.  Ce choix autorise également une  posture de victimisation face à une injustice : « Madrid spolie la Catalogne ». (une région prospère « opprimée » par un gouvernement corrompu et inefficace), alors que la sécession  se réalise aux dépens de l’ensemble du territoire espagnol et donc aussi aux dépens des autres régions espagnoles.

Le second registre  est celui du couple conservatisme/progressisme. La Catalogne serait à la pointe de la modernité dans un pays arriéré. La monarchie, même constitutionnelle,  représente le passé, tandis que la république c’est le progrès, qui à partir d’une identité  depuis longtemps affirmée, créerait  consensus social et unanimisme politique. La référence à des luttes historiques (la République espagnole des années 30,  la suspension du statut d’autonomie de la Catalogne en 1934, et enfin la guerre civile) permet de placer le gouvernement de Madrid du côté de l’immobilisme et d’assimiler la légalité institutionnelle (respect de la Constitution de 1978[3]) au camp réactionnaire, ce qui en Espagne renvoie au repoussoir de  la période franquiste. Pour tenir cette ligne politique, on  fabrique, de toute pièce, un récit performatif sur l’indépendance de la Catalogne. Une fois proclamée,  l’indépendance devient une réalité que le reste du monde et  l’Europe ne pourront que constater et donc approuver. En fait, contrairement à la stratégie imaginée, la performativité  du discours indépendantiste s’est heurtée à la raison d’Etat de la part tant  des Etats membres de l’UE, que des responsables des institutions européennes.

Comme aux échecs les pions blancs sont du côté des indépendantistes qui ont l’initiative depuis le début et maîtrisent en apparence le calendrier et enfin choisissent  l’arène dans laquelle se déroule l’affrontement. Cette crise apparue en 2017, avec l’initiative d’organiser un referendum sur l’indépendance, fut suivie d’une vraie/fausse déclaration d’indépendance.  Mais ses origines sont beaucoup plus anciennes. En 2006, un précédent référendum en Catalogne proposa un nouveau statut d’autonomie en déclarant que : « Le Parlement catalan, en recueillant le sentiment et la volonté des citoyens de Catalogne, a défini la Catalogne comme une nation d’une manière amplement majoritaire. ». Face à l’invalidation  par le Tribunal constitutionnel espagnol en 2010, le jeu politique interne à la Catalogne  et la surenchère partisane conduisirent en  2011, les responsables catalans à évoquer publiquement et pour la première fois l’indépendance de cette communauté.

Pour autant le jeu constitutionnel espagnol n’explique pas tout. A l’intérieur d’un même système, chaque acteur social donne un sens individualisé à l’action. Côté gouvernemental :   le gouvernement Rajoy a longtemps brillé par son absence de réponse.  M.Rajoy s’en est tenu au respect des institutions et a  montré son incapacité  à faire émerger des propositions  nouvelles ce qui a produit un faible pouvoir  d’attraction sur l’opinion publique. Mais pour triompher dans cet affrontement la capacité à tenir le cap pour chacun des adversaires est tout aussi  fondamentale,  et quand un des protagonistes se soustrait à la posture qu’il s’est donné,  il s’expose à être disqualifié par les opinions publiques. Cela vaut aussi bien pour  les atermoiements de M.Rajoy  que pour  la vraie/fausse déclaration/suspension  d’indépendance de C.Puigdemont. La sanction des urnes lors des élections régionales du  21 décembre en témoigne. Car  l’inertie qui semble régir  les relations entre  protagonistes  n’est pas immuable  et la posture (discours, référentiels, etc) des indépendantistes  se complique depuis les élections régionales du 21 décembre 2017.  Avec l’entrée en scène du parti « unioniste »  Cuidadanos, un troisième acteur entre en jeu et les ressorts habituels du face à face binaire Barcelone/Madrid  ne fonctionnent plus. Le mythe d’une société catalane unie[4] luttant  contre un adversaire extérieur s’effondre (cf Inès Arrimadas : « les partis nationalistes ne pourront plus jamais prétendre parler au nom de toute la Catalogne »)

Au-delà des péripéties des initiatives et des contre-attaques, un certain nombre de non-dits demeurent refoulés dans l’argumentaire indépendantiste. La question de la solidarité  entre les territoires et la redistribution de richesse à l’intérieur d’un Etat-nation.  Comme dans d’autres régions dominantes en Europe, la Catalogne possède un PIB par habitant bien supérieure à d’autres régions espagnoles.  Dans les pays décentralisés ou dans un pays fédéral (Allemagne) il existe une péréquation budgétaire assurant un rééquilibrage des revenus entre les régions. Or dès 2011, Artur Mas  a ouvertement posé la question  du « pacte fiscal », c’est-à-dire de  la revendication  du contrôle total par la Catalogne des impôts payés sur son territoire, refusant ainsi au niveau national  la solidarité dont la Catalogne a autrefois bénéficié au niveau européen

La question, ensuite, de la résolution de la contradiction dans laquelle se trouvent les indépendantistes  entre la légalité juridique  qu’ils entendent respecter (élections, déclarations du parlement régional) et  le droit européen  (les traités) ou le droit international. La logique discursive  indépendantiste omet toute  référence au droit international et aux textes de l’ONU qui bannissent la sécession. Depuis plus d’un demi-siècle l’ONU, réitère des déclarations qui vont toutes dans le même sens depuis la résolution 1514 de l’ONU, intitulée « Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux »[5]       Contrairement à une interprétation simplificatrice du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, l’ONU rappelait  dans la déclaration des droits des peuples autochtones (2007), que le droit à l’autodétermination ne signifiait pas un droit à la sécession.

Au total, même si le choix déclaré  de l’indépendance  est récent  pour les partis nationalistes catalans, toutes ces postures ou ces prises de position montraient depuis longtemps qu’ils agissaient et pensaient comme si la Catalogne était un Etat-nation à part entière, si ce n’est de jure mais au moins de facto. Tous les compromis successifs et les réformes de la constitution furent toujours interprétées au niveau national comme une concession supplémentaire pour préserver l’unité nationale, alors que du côté indépendantiste ce ne fut à chaque fois qu’une étape vers l’indépendance.  Dans cette perspective  la déclaration d’indépendance de Carles Puigdemont n’aura fait que lever une ambiguïté et ouvrir un nouveau chapitre.

 

 

 

 


[1] Cf le président catalan Artur Mas en 2012 : « La Catalogne n’est pas une simple région d’Espagne, mais une vieille nation d’Europe ».

[2]en 2017 le  porte-parole de la Commission  déclare: « si une Catalogne indépendante désire être membre de l’UE, elle devrait demander son adhésion, dont l’approbation requiert le vote unanime de tous les États membres ». Déjà en, novembre 2012, lors de la première campagne électorale catalane centrée sur l’indépendance, le président Barroso avait également déclaré que tout État devenu indépendant devrait renégocier son adhésion à l’UE depuis l’extérieur.

 

[3] Cf l’article 2 : « La Constitution se fonde sur l’unité indissoluble de la Nation espagnole, patrie commune et indivisible de tous les Espagnols, et garantit le droit à l’autonomie des nationalités et des régions qui la composent ainsi que la solidarité entre elles ».

 

[4] « un sol poble » (un seul peuple) , déclaration de R.Torrent (ERC) dans Le Monde daté  du 24/1/2018

votée en 1960 par l’Assemblée générale,  cette résolution proclamait le droit « de tous les peuples à déterminer librement leur statut politique » ainsi que « leur développement économique social et culturel ». Mais le texte précisait, en son article 6, que « toute tentative visant à détruire partiellement ou totalement l’unité nationale et l’intégrité territoriale d’un pays est incompatible avec les buts et les principes de la Charte des Nations unies ».

 

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