Matthieu Noucher | La réforme territoriale est (aussi) un big bang informationnel : enjeux autour de la gouvernance informationnelle des territoires
L’information, facteur décisif de renouvellement des formes de gouvernance des territoires.
La notion de « gouvernance informationnelle » désigne deux évolutions majeures marquant les formes de gestion des questions territoriales depuis les dernières décennies du XXe siècle. D’une part, la constitution de l’information en un nouveau pilier des politiques publiques, aux côtés des instruments réglementaires et économiques. De l’autre, la conviction pour un nombre croissant d’acteurs que l’information n’est pas qu’un simple matériau nécessaire à la formulation de politiques, mais une ressource possédant un potentiel de transformation des formes de gouvernance qui « restructure les processus, les institutions et les pratiques » (Mol, 2009). Le renouvellement des formes de gouvernance des territoires passe, dès lors aussi, par la mise en place de dispositifs numériques structurés autour du partage et de la diffusion de données, en particulier de données géographiques.
En Europe, la directive 2007/2/CE INSPIRE[1] vise explicitement à appuyer la politique environnementale européenne par une Infrastructure de Données Géographiques (IDG) qui repose sur les IDG des Etats membres. En France, le Conseil National de l’Information Géographique (CNIG) assure la coordination entre les infrastructures nationales généralistes[2] ou thématiques (comme le Système d’Information sur l’Eau[3] de l’ONEMA ou CARTOMER[4], le portail cartographique de l’Agence des Aires Marines Protégées), les infrastructures régionales (comme GéoBretagne[5]) et les infrastructures infra-régionales (comme GéoJura[6]).
Du point de vue de l’utilisateur, ces dispositifs peuvent être assimilés à des sites web composés de géoportail (pour visualiser les données), de géocatalogue (pour consultation la documentation sur les données) et de services web (pour accéder aux données). Leur mise en réseau, du fait de l’interopérabilité de ces systèmes d’information, facilite la circulation de contenus grâce, par exemple, à des techniques dites de « moissonnage »[7]. Ainsi, par l’application des normes imposées, les IDG sont au cœur de structures qui rassemblent et diffusent l’information publique et visent prioritairement à en faciliter l’accès. En plus de la mise à disposition de données, les communautés de pratique qui se développent au sein des IDG cherchent à en coproduire (par exemple pour créer de nouvelles cartographies de l’occupation des sols). Les IDG apparaissent dès lors non seulement comme des points de passage qui facilitent la circulation de l’information mais aussi comme des points d’ancrage où les acteurs territoriaux se réunissent pour produire collectivement de nouvelles représentations des territoires (Noucher, 2013).
Loi NOTRe : l’affirmation de l’échelon régional comme maillon central de la gouvernance informationnelle
Selon l’inventaire 2014 de l’AFIGEO[8], la France compte 65 IDG. Parmi ces différentes plateformes, l’échelon régional constitue l’un des maillons essentiels dans la production et la diffusion d’informations publiques (tableau 1).
Tableau 1. Répartition des infrastructures de données géographiques
et des données documentées par échelon territorial (inventaire 2014).
A travers la loi NOTRe, l’amendement proposé et adopté le 30 juin 2015 à l’Assemblée Nationale conforte l’importance des régions. Proposé par M. Jean-David CIOT, député des Bouches-du-Rhône, et soutenu par Alain ROUSSET, président de l’Association des Régions de France (ARF) et député du département de la Gironde, cet amendement vise à légitimer le rôle de la région dans la mise en place et le fonctionnement des « plateformes de services numériques » (Amendement n°394, 2015). En effet, l’échelon régional est jugé pertinent pour « assurer une mutualisation et une redistribution efficace de l’information géographique ». Il a préalablement à son adoption été jugé inutile par la Ministre en charge de la décentralisation et de la fonction publique, Mme Marylise LEBRANCHU, qui a rappelé l’intérêt d’utiliser la plateforme d’Etalab[10] pour avoir accès à l’information géographique. Malgré l’avis de la ministre, qui déclare que si « l’intention est excellente », le risque est de créer une « norme supplémentaire pour les régions »[11], l’amendement sera finalement adopté.
Les recompositions informationnelles face aux fusions à venir
Deux principaux enjeux peuvent alors être soulignés dès lors qu’il s’agit d’imaginer les recompositions informationnelles à venir. Tout d’abord, on peut s’interroger sur les conditions de rapprochement des infrastructures régionales qui se sont démultipliées ces dernières années. Certaines futures grandes régions en compteront plusieurs. C’est le cas dans le Sud-Ouest où existent déjà la Plateforme d’Information Géographique Mutualisée d’Aquitaine (PIGMA)[12] administrée par un groupement d’intérêt public (GIP), l’infrastructure GéoLimousin[13] animée par les services de l’Etat et du conseil régional et la plateforme PEGASE[14] pilotée par les services de l’Etat en Poitou-Charentes. Bien que s’appuyant sur une même Directive européenne et sur des systèmes informatiques normés, nos analyses tendent à mettre en évidence que ces dispositifs sont loin d’être homogènes. Leur mise en place est le fruit de trajectoires historiques différenciées et leur structuration depuis une dizaine d’années s’est bâtie autour de thématiques, d’acteurs et de stratégies de gouvernance fortement différenciées (Priat, 2015). Ainsi, la comparaison entre les contributeurs des Infrastructures de Données Géographiques d’Aquitaine, du Limousin et de Poitou-Charentes montre des profils différents (figure 1).
Figure 1. Comparaison des contributeurs des trois infrastructures régionales de données géographiques de la future grande région du Sud-Ouest à partir de l’analyse de leur géocatalogue (Priat, 2015).
Par ailleurs, les IDG sont désormais complétées, contournées voire concurrencées par une multitude d’autres initiatives qui produisent et/ou diffusent elles-aussi des données géographiques et qui émanent aussi bien de la sphère institutionnelle (portail open data, observatoires territoriaux) que des sphères commerciales ou citoyennes (de Google Maps à OpenStreetMap). La massification des outils de géolocalisation et le développement d’Internet rendent aujourd’hui possible la lecture et l’écriture de la carte par une multitude d’acteurs. Face à cet éparpillement, la réaction de la Ministre de la décentralisation, qui s’oppose à l’amendement du 30 juin en renvoyant vers la plateforme nationale d’Etalab, est révélatrice des enjeux organisationnels liés à la gestion de ces flux de données. La légitimité institutionnelle conjuguée à la compétence technique n’est aujourd’hui plus seule à fonder la capacité à dire le territoire. L’accélération de la circulation de l’information géographique, la généralisation de son utilisation et la diversification de ses usages modifient les paramètres qui assuraient aux acteurs de l’information autorité et légitimité dans le champ de la production de connaissance territoriale. Alors que cette autorité était fondée sur le contrôle de l’information (restriction de l’accès, imposition de standards), elle se déplace désormais vers la capacité à organiser des flux de données hétérogènes (Gautreau et Noucher, 2013). La construction de représentations communes sur les nouvelles régions de la réforme territoriale passe désormais aussi par de vastes chantiers d’agencement des flux informationnels issus de sources diverses.
La gouvernance informationnelle : outil et enjeu stratégique des recompositions territoriales
Ni vraiment un sujet technique ou méthodologique, ni vraiment une problématique thématique ou de science politique, la question de l’évolution de l’offre en matière de données géographiques constitue en quelque sorte un angle mort de la réflexion sur la production et la mobilisation des connaissances territoriales au service de la décision (Feyt et Noucher, 2014). Compte tenu des mutations précédemment évoquées, l’analyse de la place et du rôle effectif de ces données et sources de données, multiples, hétérogènes, hétéroclites et parfois hétérodoxes, procède plus globalement d’une réflexion sur ce qu’on peut qualifier de gouvernance informationnelle des territoires. Dans le contexte actuel d’émergence de nouveaux découpages administratifs, cette contribution souhaite souligner l’importance de mener (aussi) une réflexion sur les (nouvelles) données visant à « dire le territoire ».
Matthieu Noucher, UMR ADESS (CNRS, Université Bordeaux Montaigne, Université de Bordeaux)
[9] dont plus de 45 000 pour le seul géocatalogue national IGN/BRGM.
[10] Etalab est une mission placée sous l’autorité du Premier Ministre qui vise à promouvoir le partage de données publiques (opendata) à travers son portail : https://www.data.gouv.fr/fr/
[11] Pour voir l’adoption de l’amendement par l’Assemblée Nationale (10 :00 – 14 :40) : http://videos.assemblee-nationale.fr/video.6936.2emeseance–nouvelle-organisation-territoriale-de-la-republique-deuxieme-lecture-29-juin-2015
[14] http://www.pegase-poitou-charentes.fr
Références
Chignard S. (2012). Open data. Comprendre l’ouverture des données publiques, Edition FYP.
Feyt G. et Noucher M. (2014). La gouvernance informationnelle, outil et enjeu stratégiques des recompositions territoriales : vers l’émergence de nouveaux référentiels géographiques ? 2e colloque du GIS CIST « Fronts et frontières des sciences du territoire », Paris, France. pp.191-196,
Gautreau P. et Noucher M. (2013). Gouvernance informationnelle de l’environnement et partage en ligne des données publiques. Politiques et pratiques de l’Open Data environnemental (Amérique du sud – France), In NETCOM, réseaux, communication et territoires, (26/4).
Mol A.P.J. (2009). Environmental governance through information: China and Vietnam. Singapore Journal of Tropical Geography (30) 114–129.
Noucher M. (2013). Infrastructures de données géographiques et flux d’information environnementale : de l’outil à l’objet de recherche. In NETCOM, réseaux, communication et territoires, (26/4).
Priat I. (2015). Mise en partage de l’information géographique institutionnelle sur l’environnement : le cas des infrastructures de données géographiques en Aquitaine, Limousin et Poitou-Charentes. Mémoire de Master Géographie « Gestion territoriale du développement durable », Université Bordeaux Montaigne, 78 p.
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