Gerard Belorgey | Une structure territoriale à rendre moins critiquable
Les origines de chaque périmètre de nos collectivités locales, comme la cristallisation des notoriétés et avantages qu’elles ont engendrés, rendent leur refonte problématique. Les nombreuses communes françaises sont ancrées sur le principe de la compétence générale et sur celui, qu’en tant que collectivités fondamentales, elles sont porteuses de la légitimité démocratique; il en a résulté que les organes des établissements publics intercommunaux n’émanent que d’un suffrage indirect (ou « fléché ») et que c’est seulement à compter de 2014 que d’importantes intercommunalités pourront avoir des organes procédant pour moitié d’une élection directe; quant à la chirurgie de réduction du nombre des communes elle a été de longue date abandonnée au profit du développement d’intercommunalités destinées à faire des coquilles vides de bien des niveaux communaux.
Un triple enracinement
Un triple enracinement révolutionnaire, impérial et républicain fonde la solidité des départements. Ils permettent d’administrer de près, et depuis un siècle et demi, constituent d’utiles quoique insuffisantes intercommunalités : par les péréquations de leurs budgets alimentant leurs services (aide sociale, routes, collèges, sécurité et lutte contre incendie, transports notamment scolaires, traitements des déchets, promotion touristique, etc.) et des redistributions de ressources du fait des subventions aux communes. Mais dès le milieu des années cinquante, ils avaient été regardés comme des enceintes souvent trop étroites pour conduire la lutte contre « le désert français », ne pouvant trouver son souffle que dans des dimensions régionales.
Et c’est une « légitimité » d’origine consulaire qui va fournir les dimensions des régions (celles, peu changées, des périmètres des Chambres de commerce et d’industrie) parce que ce sont ces milieux socioprofessionnels ,souvent liés aux milieux universitaires « provinciaux », qui conduisirent la revendication d’aménagement du territoire qui a engendré les rôles des régions d’aujourd’hui. Au regard de ces superpositions, un levier fut recherché par la réforme de 2010 du conseiller territorial lequel, siégeant dans l’instance délibérante du département et dans celle de la région, aurait pu pousser vers la fusion des deux entités. L’alternance a automatiquement conduit à son abolition.
Quant aux vagues de décentralisations, sans créer une nouvelle logique, elles ont additionné une geste politique, des facilités accordées aux initiatives locales (si susceptibles de doublons et d’incohérences, qu’il a fallu toujours recommencer à chercher des « blocs de compétences » pour en arriver à la plus modeste solution de choisir des « chefs de file »), enfin des délestages de l’État, gouvernés par le principe de la compensation financière, mais pouvant comme en matière d’aides sociales (60 à 70% des dépenses courantes départementales) se révéler plus coûteux que prévus.
Le modèle français
Ce schéma français s’est avéré très stable sur la durée parce qu’il exprime un compromis historique (ayant un coût) entre l’État unitaire et les franchises territoriales, celui d’autoriser des latitudes de gestion locale mais, en aucun cas, des facultés périphériques de faire contrepoids à des options politiques, économiques et sociales d’un pouvoir central.
Les administrateurs élus disposent de réelles souplesses tenant à l’absence de clause limitatives des compétences de chaque niveau territorial (n’étant borné dans ses actions que par ses limites de ressources), au caractère assez relatif de la distinction entre dépenses juridiquement obligatoires et dépenses facultatives, au jeu toujours possible entre budgets de fonctionnement qui doivent être équilibrés et recours à l’emprunt pour les dépenses d’équipement, au passage d’une tutelle réputée autrefois contraignante à des contrôles de légalité a posteriori devenus bien aléatoires, à la « déconcentralisation » de compétences de programmation de crédits d’État, au besoin pour cet État de trouver des compléments de financement auprès de partenaires locaux et, en conséquence, à la dévolution aux régions de responsabilités en matière de formation professionnelle, de transport ferroviaire, etc.
Néanmoins, ces latitudes pratiques d’action ont pour bornes les principes mêmes du modèle français : alors que dans des Etats fédérés on peut encore, au stade territorial, parler de relations Gouvernants/Gouvernés, dans notre décentralisation on ne peut pratiquement plus parler que de relations administrateurs/administrés. En effet, il ne peut exister de puissances territoriales face à l’État : les collectivités secondaires n’exercent pas un pouvoir de même nature que le pouvoir d’État, ni en matière de capacités normatives, ni en matière de capacités budgétaires et fiscales. L’État joue dans la cour de la stratégie et les pouvoirs territoriaux (sauf peut-être les très grandes métropoles) dans celles de la gestion. C’est bien pourquoi des pouvoirs régionaux issus de familles politiques différentes d’une majorité parlementaire ne pourraient pas constituer des moyens de politiques de rechange. Toutefois l’opinion peut mettre sur des pieds comparables les images d’un pouvoir central et celles de pouvoirs régionaux, dès lors que le gouvernement, ayant consenti des transferts majeurs de souverainetés, apparaît lui-même comme de moins en moins détenteur d’un pouvoir stratégique, mais de plus en plus comme un gestionnaire d’options arrêtées au niveau européen.
Des collectivités territoriales en mutation
Il reste qu’aujourd’hui les collectivités territoriales n’ont qu’un pouvoir réglementaire spécifique étroitement circonscrit et totalement subordonné – même après la révision constitutionnelle de 2003 – au pouvoir d’État. Dans l’exercice des pouvoirs de police générale, les maires sont très encadrés par la juridiction administrative et s’ils peuvent recourir à des personnels de polices municipales en développement, les rôles des procureurs et des préfets ainsi que la couverture depuis l’avant-guerre du territoire par les polices d’État, les tiennent à l’écart des poursuites judiciaires et des actions de maintien de l’ordre. S’agissant du champ des polices spéciales les compétences multiples de l’État restreignent d’autant les capacités des élus : si une commune appartient certes à ses habitants, la limite en est que cette communauté est un chaînon du territoire national au sein duquel doivent se reconnaître des intérêts nationaux, et donc la faculté d’y faire prévaloir, malgré des rejets qui peuvent s’exprimer, d’incontournables servitudes (infrastructures, établissements insalubres, protections de sites, implantations de pylônes et d’éoliennes, réseaux d’ondes, expériences culturales, etc.). Autrefois unis dans le besoin de trouver des transactions, préfets et élus l’ont, de plus été, depuis vingt ans, dans la soumission à une avalanche de normes, si bien que la piste de chercher à imaginer » quel pouvoir normatif (pourrait être donné) aux Territoires ? » semble un luxe au regard du besoin prioritaire de savoir comment avoir la capacité d’agir dans les champs de compétences d’ores et déjà existants.
Alors qu’elles réalisent 70% de l’investissement public, les collectivités territoriales ont, en effet, un poids budgétaire modeste dans la dépense publique globale (21% et quelque 12% du PIB). Au plan fiscal, elles n’ont aucun pouvoir de création/construction des impôts leur bénéficiant, mais seulement la compétence très encadrée de pouvoir moduler les taux et productivités des impôts qui leur sont affectés. Il a toujours été estimé inconcevable de partager un grand impôt entre État et autres collectivités, ni d’envisager de donner aux régions un réel enjeu de pouvoir en leur transmettant un impôt faisant, par exemple comme l’ISF, débat politique; pas plus qu’il n’a été établi au bénéfice des communes et de leurs groupements d’urbanisme, une taxe sur les constructibilités – dont l’institution, écartée lors de la loi foncière de 1967, eut dilaté la capacité d’offre foncière et donc les facultés de constructions de logements, en même temps que rendue plus équitable la distribution des charges de l’urbanisation,
C’est seulement en apparence que les calculs des comptes des collectivités locales responsabilisent les élus. Au regard (en 2012) des quelques 225 mds (dont un peu moins de 20 en emprunts) de ressources totales des collectivités, ce sont quelque 100 Mds qui transitent par l’État. Après réintégration dans leurs recettes propres de ressources affectées en compensation d’impôts supprimés et de certains transferts, leur degré d’autonomie financière (recettes propres/ressources totales) s’établit, toutes collectivités confondues, autour de 62%; mais leur degré d’autonomie fiscale s’est dégradé du fait de réformes réduisant (comme la suppression de la TP) les capacités locales d’impositions.
Cette organisation française dont les effectifs locaux ont augmenté est réputée offrir un mauvais rapport coût/efficacité, encore qu’aucune estimation globale quantifiée ne semble jamais avoir pu être sérieusement faite des « surcoûts » des structures en place. La question est, en vérité, de savoir si ce qui est mis en cause est l’organisation (les doublons ? l’absence de réduction d’effectifs après regroupements de missions à un échelon supra communal? le fait que « la région n’ait pas émergée » ?) ou si ce sont les missions mêmes des collectivités qui sont contestées par la critique libérale (comme celle de l’IFRAP) ?
La manière dont faire face à ces critiques est d’admettre que l’efficacité peut-être, la réputation à coup sûr, de l’appareil public sont mises en doute à raison de ce mille-feuille quiconstitue la faiblesse congénitale de la décentralisation : sans s’appuyer sur un espace administratif unique, la décentralisation s’épuise dans les émiettements institutionnels et dans des montages – et remords – financiers et techniques.
Fortifier la décentralisation autant que chercher des économies aurait dû porter à établir une collectivité territoriale unique entre l’État et l’échelon des communes et de leurs regroupements. Ainsi, pour le niveau pratique d’administration, aurait-on pu refondre la carte des régions afin d’aboutir à trente à quarante « régions administrantes », correspondant à des bassins reconnus de géographie humaine et devenant les collectivités supra communales de droit commun. Pour satisfaire au besoin d’un niveau stratégique territorial d’aménagement et d’impulsion économique ce sont de bien plus vastes périmètres que ceux des régions actuelles qui semblent être pertinents[1].
De telles transformations ne pouvant procéder d’un consensus qui mûrirait tout seul, il nous semblait qu’une réforme constitutionnelle était la bonne voie pour rechercher solennellement une adhésion transpartisane.
C’est dans un sens différent des préconisations ci-dessus que le choix de l’exécutif a été celui d’une réforme (note du 5 juin, sur le site du Premier Ministre) « fondée sur 3 axes principaux:
- des régions plus puissantes et regroupées, pour promouvoir le développement économique, l’emploi et la cohésion territoriale ;
- la montée en puissance des intercommunalités pour que l’armature territoriale repose à terme sur le couple intercommunalités / régions;
- la redéfinition du rôle des conseils généraux dans la perspective de leur suppression. »
Gérard Belorgey, Préfet honoraire, auteur de sciences politiques et longtemps maître de conférences à l’IEP de Paris
[1] (cf. J.L. Guigou, Redécoupage des limites régionales, ou coopération interrégionale ? Cybergeo : European Journal of Geography (sur http://cybergeo.revues.org/5641)