Antoine Bailly | La réforme, 25 ans en arrière
Extrait de La géographie du bien-être (Paris, PUF, 1981, pp. 114-117)
Dans ce texte, publié en 1981, Antoine Bailly évoque déjà des questions qui restent d’actualité aujourd’hui…
L’aménagement spatial doit-il servir les habitants, les régions ou la nation ? Privilégier l’objectif économique global c’est, nous l’avons constaté, rechercher non pas une meilleure justice spatiale, mais une plus forte croissance nationale. Les structures administratives de la France sous leur forme hiérarchique reflètent cet objectif. La France est gérée à partir de l’Elysée et du ministère des Finances, pas une région, pas un département n’échappent au contrôle des préfets et des trésoriers payeurs généraux. Toute l’administration répond aux instructions de Paris puisque, par hypothèse, la province ne peut se gouverner. Cette conception du provincial « arriéré », « rustre » est souvent implicite de nos jours dans les écrits de la presse parisienne. Cet extrait d’un hebdomadaire progressiste en témoigne : « On a refait Caen à neuf après la dernière guerre. On y a implanté des usines et une université… Mais les esprits, eux, n’ont pas changé. C’est toujours, à peu de chose près, la Normandie de Flaubert et de Maupassant. Une terre où l’on prie Dieu, où les femmes sont serves, où elles respectent dans l’ordre le propriétaire, le patron et l’homme. Elles n’ont pas encore, semble-t-il, respiré l’air féministe du temps »[1].
La centralisation imposée prend, pour les habitants, la forme d’innombrables petits et grands obstacles quotidiens. Ce qui paralyse la France c’est, outre la « parisiocratie », la confusion abusive entre l’Etat et le pouvoir exécutif. Ce ne sont pas les moyens actuels mis en place par les ministères parisiens qui apporteront des solutions au problème de la justice spatiale et du bien-être. L’Etat, qui commande de Paris, y concentre la décision, la substance intellectuelle, les énergies humaines, de crainte que la nation ne se dissolve.
« Le cadre territorial est… plus qu’un simple support transitoire de résolution des tensions sociales et de financement des pactes des systèmes de production… C’est l’objet du développement « [2]. Certains politiciens ont déjà eu l’ambition de modifier le système français en ajoutant un nouvel échelon, la région, plus susceptible de régler des questions importantes et de tenir compte des aspirations des habitants que le département. Mais quel cadre géographique choisir ? Objet de controverses, ce sujet alimente d’inépuisables débats dans lesquels il n’est pas nécessaire d’entrer ici. Les solidarités que créent le temps et l’espace imposeraient de petites régions, une trentaine au moins. Mais il n’existe qu’une dizaine de régions homogènes sur le plan économique ! En prévision de la réforme régionale, le ministre d’Etat responsable (M. Roger Frey) avait opté pour une solution intermédiaire, 22 régions « souples, libérales, évolutives ». Les sondages de l’époque révèlent un manque de consensus à propos des limites choisies ; pourtant, au niveau de régions comme la Savoie, la Bretagne, la Corse, l’Alsace, les cartes mentales des habitants traduisent des limites précises, témoignant de la vigueur de l’idée régionale. Le découpage spatial finalement officialisé intègre plus l’objectif de l’aménagement rationnel du territoire que les souhaits des habitants. C’est en effet au niveau de groupements de dimension moyenne qu’il semble le plus facilement possible d’établir des programmes cohérents d’investissements publics.
Mais la loi du 5 juillet 1972 n’est qu’un pas timide dans cette direction, si timide que l’assemblée régionale ne dispose que de ressources dérisoires[3]. Cette situation était prévisible dès 1962 : l’Etat n’aurait-il pas dû discuter des modalités du pouvoir régional avec les représentants élus au lieu de préparer dans le secret la transformation du pays ? Après avoir trop longtemps pratiqué l’autorité sans partage, il devient difficile d’organiser la concertation. Au lieu de reposer sur une analyse des valeurs spatiales, les régions ont été prévues pour permettre l’application des concepts économiques et politiques (déconcentration des pouvoirs). La région, « parachutée » de Paris, ignorant son contenu véritable, n’a aucun moyen de contrôle ; la parole à la rigueur, mais pas le pouvoir. Des normes semblables régissent ainsi la construction sociale, du Nord – Pas-de-Calais à la Provence – Côte d’Azur !
Reste donc posée la question essentielle des valeurs, de l’identité des aires régionales. Toutes les régions sont loin d’avoir la même situation : si l’Alsace, la Bretagne, la Corse constituent des zones assez homogènes, en va-t-il de même pour le Centre ou la Bourgogne ? Reposant sur un découpage de compromis, ces dernières régions n’ont pas d’existence propre. Est-ce à dire qu’il faudrait, comme le proposent certains économistes, créer cinq grandes régions seulement ? Ou bien, au contraire, revenir au découpage des régions historiques ? Qu’en pense l’homme-habitant, celui qui vit quotidiennement son territoire ?
Cet état de subordination est de plus en plus mal supporté : méfiance des maires à l’égard de l’Etat, mouvements régionalistes en Corse, en Bretagne, contestation de la loi sur la région et des politiques décidées unilatéralement par l’Etat l’attestent. Mendel[4] attribue ce malaise à la distance sociale entre ceux qui conçoivent, décident et ceux qui exécutent. Au traditionnel fossé entre classes socio-économiques s’est ajouté celui qui sépare le pouvoir, l’establishment, de la majorité des habitants, qui eux ne choisissent même pas leur destinée. « L’homme atteint dans ses racines cherche alors à s’exprimer »[5]. Le malaise de civilisation ne serait-il pas l’expression du déchirement progressif des liens qui nous rattachent au territoire et du rétrécissement de notre autorité sur le devenir même du territoire ? « Lorsque le soupçon que fait naître la hantise du pouvoir installe des idéologies du doute et crée une atmosphère d’angoisse », le groupe humain n’arrive plus « à satisfaire l’aspiration au bonheur de ses membres… »[6]. L’ère du colonialisme régional est révolue : la province ne veut plus être un réservoir de main d’oeuvre, n’accepte plus d’être sans pouvoir politique ni économique, refuse le fait accompli. Pratiquée par souci d’efficacité, la centralisation favorise au contraire aujourd’hui le désordre social et les inégalités spatiales.
Acquiescer à ces propos, c’est remettre en cause la politique nationale d’aménagement du territoire avec ses contrôles, ses incitations financières. L’organisation de l’espace ne peut faire abstraction des milieux socioculturels. Susciter des propositions élaborées par les communautés elles-mêmes n’est pas utopique, l’exemple de la Beauce québécoise l’illustre bien : en drainant l’épargne régionale par un contrôle du système bancaire (caisses populaires), les petites et moyennes entreprises de cette région se sont donné des moyens de développement sans faire appel à Montréal ou à Toronto.
Antoine Bailly, Professeur honoraire de l’Université de Genève
[1] E. Schemta, « Les cœurs simples de Caen », Le Nouvel Observateur, 6 février 1978, p. 43
[2] J. Attali, La parole et l’outil, Paris, PUF, 1973
[3] Et pourtant, dans un sondage SOFRES de décembre 1970, 59% des Français interrogés souhaitaient une assemblée régionale élue au suffrage universel par tous les habitants de la région. 7% seulement se prononçaient pour une assemblée nommée par le gouvernement.
[4] G. Mendel, Quand plus rien ne va de soi, apprendre à vivre avec l’incertitude, Paris, Laffont, 1978
[5] Ibid.
[6] P. Claval, Espace et pouvoir, Paris, PUF, 1978, p. 218