31 juillet 2014 ~ 2 Commentaires

Stéphane Cordobes | De l’exotisme en matière de territoires

 

Imaginons, trois siècles après leurs aïeux Usbeck et Rica, l’arrivée en France de deux voyageurs provenant d’un lieu plus isolé que lointain, plus asiatique qu’oriental, autant géographes-politistes que philosophes. Accueillis par l’élite de notre pays, ils se voient plonger dans l’arène et les débats de la réforme des collectivités locales. L’envoi de courriels ou la publication sur un blog remplacent, modernité oblige, la rédaction de lettres persanes. Quel regard sont-ils susceptibles de porter sur cette scène, quel jugement sur un exotisme qu’en d’autres temps Montesquieu se plut déjà malicieusement à décrire ?

Usbeck et Rica au pays des territoires

Nos observateurs s’immergent dans les disputes et y prêtent l’attention requise. La scientificité et la technicité des débats les surprennent, mais bien vite ils se demandent si certains arguments sont aussi rigoureux qu’on le laisse paraître ; ils s’intéressent ainsi à des notions qui reviennent souvent et dont le sens semble aussi obscur que l’emploi surprenant dans des contextes si divers. Ainsi « taille critique », « économie d’échelle », « identité territoriale », « périmètre pertinent », etc. figurent dans la liste des termes qu’ils projettent d’étudier avec la plus grande attention.

Ils identifient surtout un mot dont la portée quasi magique – comparable à ce qu’ils ont pu lire dans les grands classiques de l’ethnologie et de l’anthropologique – concentre d’autant plus leur interrogationq u’il paraît impossible sans le comprendre de cerner les enjeux dont il est question. L’exercice est délicat, car ce mot, « territoire », n’a aucun équivalent dans leurs pays et culture et celui-ci semble riche de nombreuses dénotations et connotations. Ils constatent que certains dictionnaires des plus savants vont jusqu’à en donner plus de dix définitions différentes. Pas une des parties en présence qui ne l’utilisent en ne lui donnant une signification propre, pas une qui ne semble avoir des attentes particulières à son endroit. Le terme et ses invocations déclenchent les passions les plus enlevées en même temps qu’il a des effets performatifs stupéfiants. « Territoire » et son univers constituent une mystérieuse « boîte noire » qui comble à elle seule leur quête d’exotisme.

Leurs regards acclimatés, ils comprennent que débat et réforme en cours sont autant affaire de science que de pouvoir même si cette dimension, tout aussi importante et estimable que la précédente, paraît curieusement plus occultée. En tout état de cause elle apparaît peu dans les argumentaires autorisés, alors que la presse, manifestement bien informée elle, s’en délecte. Avec en point d’orgue une attention quasi subliminale accordée aux prochaines élections et aux conséquences sur les résultats de celles-ci de la recomposition en cours. Ils constatent aussi, non sans une certaine suffisance, que les descendants de Descartes se livrent au nom de la vérité et du bien des citoyens à de subtils jeux d’intrigues et mélange des genres : d’un côté certains points de vue de scientifiques, moins scientifiques que politiques et relevant de parti-pris au mieux d’intellectuels engagés, au pire d’affidés en service commandé, de l’autre quelques avis politiques maniant des arguments scientifiques pour objectiver leur position et justifier la répartition des charges et honneurs qu’ils jugent la meilleure.

Les quatre paradoxes de la réforme

Heureusement nos voyageurs ne sont pas chroniqueurs des mœurs, mais scientifiques : ils choisissent donc d’ignorer certaines curiosités qui leur semblent par trop relever du registre de l’anecdote et de la manifestation des passions françaises. Au contraire ils tentent d’appréhender la situation rencontrée avec la rigueur nécessaire et se concentrent sur certains objets et questions qu’en tant que scientifiques ils jugent fondamental d’approfondir. Pour renforcer leur dimension problématique, ils choisissent de les énoncer sous forme de paradoxes.

Premier paradoxe : l’ensemble des acteurs impliqués, scientifiques, experts et élus, jugent la réforme territoriale indispensable et forment un consensus alors que la discorde vaut sur tous les autres points : forme qu’elle doit prendre, manière de la mener, parties à associer, moyens à mobiliser, etc. On semble d’autant plus regretter cette discorde et la faiblesse du débat démocratique que le sujet se prêtait bien à la construction d’un nouveau récit fédérateur. Un récit visant moins à refaire société au sens fort et unitaire du terme, qu’à enclencher une simple, mais saine dynamique collective. Certains se demandent si le problème n’est pas fondamentalement lié à la façon même de poser la question et au cadre qu’on impose : représentations et appareil conceptuel, moment choisi et délais, échelles de recomposition, modèle unique d’organisation, etc. Les connaissances mobilisables issues des nombreux travaux scientifiques identifiés accréditent cette hypothèse d’une mise en œuvre malheureuse. D’autres plus caustiques, et sans aucun doute excessifs, redoutent que les considérations de pouvoir n’aient pris définitivement le dessus sur celles de raison, sacrifiant par la même les citoyens et leurs aspirations légitimes.

Deuxième paradoxe : la nécessité de la décentralisation et de la responsabilisation des acteurs territoriaux semble autant avérée que largement affichée et partagée. En même temps la question du transfert des pouvoirs et des ressources est peu posée et semble insuffisamment mise au menu de la table des négociations, en tout cas dans les conditions de transparence et de bonne volonté requises. N’y aurait-il pas de pire réforme qu’un fade compromis qui déboucherait sur des transferts de compétences sans ressources et l’instauration de pouvoirs qui ne pourraient réellement assumer celles-ci en aucune place ? La simplification souhaitée et attendue des différentes échelles de collectivité et dispositifs d’intervention apparaît vraiment difficile à mettre en œuvre : au point que les précédentes tentatives aient débouché sur des solutions parfois cocasses de par l’accroissement de la complexité qui en a découlé. Les relations entre l’État et les collectivités locales, faites souvent de méfiance et querelles, semblent emblématiques de cette difficulté à réformer collégialement et débouchant sur des impasses inextricables. À croire que ce pays de tradition révolutionnaire plus que réformatrice ait du mal à simplifier sans au préalable tout mettre à bas, ait du mal à supprimer, amender et créer sans tout sacrifier. Pas de nouveau récit territorial possible sans autodafé préalable ? En découle une inertie pour le plus grand nombre, mais un ressort pour les partis politiques populistes  non gouvernementaux et leurs thuriféraires.

Troisième paradoxe : « territoire » s’apparente à une boîte noire qui désigne des réalités géographiques mystérieuses en même temps que des dispositifs de pouvoir, les premières  donnant souvent l’impression d’être instrumentalisées au profit du second ? Or on doute de plus en plus que la multiplicité et la diversité des territorialités propres aux acteurs spatiaux puissent encore être réductibles à des périmètres uniques et clos – de surcroît s’ils sont de taille réduite -, à des  territoires «un» et à une forme d’exercice du pouvoir que les plus critiques jugent désuets et les plus ironiques, propices à indurer des potentats locaux dignes de l’ancien régime. Parallèlement des utopistes tentent de promouvoir la notion d’interterritorialité, mais ils semblent encore trop peu entendus. Des sceptiques se demandent si l’intérêt affiché des « territoires » correspond bien et de manière aussi systématique qu’on le suppose à celui des citoyens. Les plus radicaux s’imaginent déjà – enfin ? – passer au rasoir d’Ockham la notion, ce qui n’est pas sans déplaire à nos voyageurs. D’autres, plus optimistes, attendent beaucoup de la suppression de la clause de compétence générale en espérant qu’elle concernera aussi les communes.

Quatrième paradoxe : l’urbanisation avérée de ce pays si elle contribue largement à dessiner ces nouvelles territorialités semble encore bien mal comprise et acceptée. Certains géographes et  politiques contemporains n’hésitent pas à s’ériger contre, au prétexte de défendre les territoires moins denses qu’ils appellent encore ruraux. Si l’on considère que la société rurale traditionnelle française n’existe plus qu’à l’état marginal et les habitants des espaces qu’elle occupait, parfois en réelle difficulté, ont besoin d’attentions et de services, que l’on ne voit pas comment appeler autrement qu’urbains, ce paradoxe n’est pas des moindres. Cette attitude semble d’ailleurs prompte à stigmatiser certains territoires et à générer une discorde entre tous alors qu’ils sont intimement liés et participent de par leur urbanisation, d’une communauté de culture et de destin. Heureusement certains tentent de dépasser ces logiques d’opposition stérile, datées et non sans danger. Ils préfèrent parler de territoires néo-ruraux urbanisés, souligner leur rattachement au régime urbain et la nécessité de les penser en tant que tels, tout en tenant compte de leurs différences, seule manière efficace de favoriser le développement différencié et intégré de tous. Les motifs des acteurs « antiurbains » ne sont pas clairs, mais leur activisme joue un rôle déterminant dans la capacité – ou l’incapacité qui en résulte justement – à bien appréhender la réalité du pays, donc à recomposer son organisation spatiale en tenant compte et valorisant les liens plutôt que les seuls lieux, voire quelques lieux seulement.

Le cinquième paradoxe porte sur l’état de la République et de la démocratie. La piètre qualité de la sphère publique, en tout cas par rapport à ce qu’ils imaginaient trouver au pays des lumières, stupéfie nos voyageurs. Il est vrai que l’actualité médiatico-politique bat son plein et se prête moins au débat démocratique qu’à l’étalage des affaires de pouvoir, de cœurs et d’argent d’une partie de ceux censés vitaliser cette sphère publique. Ils sont ainsi surpris que cette magnifique manifestation de la démocratie qu’est le referendum ait d’office été écartée du processus législatif mis en œuvre alors qu’on aurait pu s’attendre à ce qu’il constitue le point d’orgue d’une réforme dont on n’a de cesse de vanter par ailleurs l’importance et la dimension historique. D’ailleurs, lors de leur bref périple, ils ont peu vu ou entendu les citoyens, qui semblent trop absents des débats malgré quelques tentatives des médias pour leur donner la parole. Au point de se demander si la « boîte noire » des territoires ne les aurait pas aussi absorbés et dissous comme par magie. Dans les assemblées législatives, c’est moins par le peuple en général que par leurs territoires d’élection et les pouvoirs qu’ils y exercent que les représentants semblent préoccupés. Mais sans doute est-ce là un effet de loupe dû à la surmédiatisation des déclarations les plus intempestives.

Arrivés à ce point de leur réflexion, nos voyageurs sont perplexes : ne se méprennent-ils pas dans leur analyse de la situation française ? Les paradoxes énoncés leur paraissent témoigner d’une complication suffisamment baroque pour qu’ils finissent par douter de leur justesse. N’auraient-ils pas succombé malgré eux aux facilités du journal de voyage et à ces excès d’exotisme qui rendent ce type d’ouvrages aussi agréable à lire que fantaisiste et peu fiable dans leurs contenus ?  Leurs premiers lecteurs – par ailleurs hôtes bienveillants qu’ils ne voulaient aucunement froisser – ont préféré le croire tout en jugeant réellement plaisant le divertissement proposé.

 

Stéphane Cordobes, Chercheur à l’Ecole Normale Supérieure de Lyon, Laboratoire Environnement, Villes, Sociétés, UMR 5600 CNRS

 

 

 

 

 

 

 

2 Réponses à “Stéphane Cordobes | De l’exotisme en matière de territoires”

  1. jean-marie bouquery 31 juillet 2014 à 19 h 41 min

    D’Asie ? Mais Centrale, celle des joutes qui soulevaient la plume d’un Kessel!
    Le visiteur découvre une arène mais sait déjà torréer, interroge le territoire mais sait déjà que c’est chez nous un concept banal de terroir. Ayant lu le visiteur précédent il connait les racines rustiques de notre pensée du futur.
    Merci d’être venus.
    Ceci n’est pas un commentaire.

  2. aimable exercice de style que cette reprise des Lettres persanes.

    Je demeure surpris par le quatrième paradoxe. Je lis et entends de très nombreux universitaires pro-urbains, quitte à falsifier si ce n’est la vérité au moins les chiffres.

    Produire de la géographie par les zones d’emploi qui permettent une maximisation de l’emprise de la ville, par le travail, théoriser sur les classes créatives, définition auto performative. Florida a encore frappé !

    Le développement des métropoles est essentiellement rural, chers Usbeck et Rica, le citadin ne veut plus de tours, mais son mas, son corps de ferme. Les services qui sont développés sont villageois, auto-partage, tâches en commun,redécouverte de ses voisins. Les citoyens fuient le spectre de métropolis, quand Datariens et élus, à contre-courant, le promeuvent.

    Ainsi c’est beaucoup plus à la ruralisation des villes que l’on assiste. Urbain était une qualité synonyme de courtoisie, lors de votre premier voyage, ce n’est plus vraiment le cas.

    Vous constaterez même un miracle. Au fur et à mesure que les citoyens fuient la ville, les statisticiens les rattrapent. Les villes se vident, mais elles grandissent sur les cartes. Elles sont annoncées comme triomphantes et moteurs de la croissance, mais elles réclament à corps et à cris des dotations bonifiées de la part de l’Etat, faute de pouvoir payer leurs folies.

    Vous le développâtes fort bien en 1721… La métropole ? « C’est une société de gens avares qui prennent toujours et ne rendent jamais; ils accumulent sans cesse des revenus pour acquérir des capitaux. »


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