La réforme territoriale en débat

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08 mai 2018 ~ 0 Commentaire

Jacques BEAUCHARD | Le Département matrice de la ville-pays

Par Jacques BEAUCHARD, Professeur émérite UPEC ex chargé de mission DATAR

 

Dans l’Identité de la France (), F. Braudel explique l’histoire de la géographie politique suivant une architecture qui, dès le village, se soumet à une même anthropologie structurale : « Au ras du sol, le peuplement des villages et des bourgs constitue la base vivante sur quoi tout va s’appuyer » (p.111). Dès le plus petit groupement, le lieu habité s’ordonne suivant la topologique du centre. « C’est un agrégat reproduit à l’infini sur un modèle qui ne varie guère, en profondeur d’un bout à l’autre du territoire : à distance d’un bourg qui est leur marché, des villages se groupent en cercle, tels des minuscules planètes autour de ce que serait un soleil central » (p. 111). Comme pratique de l’espace et organisation du territoire vécu, le modèle se réplique de proche en proche, horizontalement mais aussi verticalement de la plus petite unité locale vers la plus grande, celle de la nation. « L’ensemble – bourgs plus villages – est ordinairement de la grandeur d’un de nos cantons. A leur tour, ces cantons, cellules de base du peuplement, se groupent autour d’une ville plus ou moins active : ce sont là encore d’étroites surfaces… “des pays”. Et ces pays, avec plus ou moins de succès ou de bonne volonté, pour autant qu’il y ait centrage autour d’une ville assez dynamique pour jouer un rôle (c’est loin d’être toujours le cas), entrent dans le cadre d’une région, d’une province. L’architecture se complète avec la construction plus ou moins parfaite, elle aussi plus ou moins tardive, d’un marché national, d’une nation » (p. 111).

Suivant cette représentation, c’est la départementalisation que le XIXème siècle consacre. La division départementale a bel et bien réussi à produire l’unité territoriale de la France. Mieux encore, c’est cette réussite qui peu à peu légitime la référence locale. La division avait permis une constitution commune mais l’établissement des départements, l’apparition progressive d’une société locale, finissent par affirmer aussi la diversité. Le département s’imposera comme le conservateur de celle-ci. N’est-ce pas lui qui a maintenu en vie, jusqu’à peu, trente-six mille communes, et quelque trois mille cantons ? Alors que l’homogénéité territoriale fut au XVIIIème siècle le gage de l’unité, à la fin du XIXème siècle on vit apparaître l’idée inverse d’une unité plurielle : l’hétérogénéité s’imposait comme socle de l’unité. Le caractère rétrograde et archaïque des particularités locales, dénoncé par les lumières, fait place, dès 1835 avec la France pittoresque d’Abel Hugo, à son envers. Au côté des descriptions statistiques qui accréditent l’idée d’un territoire lisse et homogène, on voit apparaître une mise en scène départementale de l’originalité. En 1868, la géographie de la France de Jules Verne rapporte systématiquement la particularité au cadre administratif. “ Les particularités locales deviennent les vignettes stéréotypées des départements ”. Ainsi le département intègre le particulier dans le général, et la province dans la République, mais il a aussi permis, paradoxalement, l’affirmation de la société locale au point d’imposer la mosaïque des identités territoriales comme figure de l’unité nationale, cela dès la fin du XIXème siècle.

Ce tissage territorial fut simultanément un métissage des sociétés rurales et urbaines. C’est le département qui fit passer la ville et la campagne sous la même loi. A côté du statut identique des communes, la division territoriale en cantons et départements englobe campagnes, bourgs et villes dans les mêmes ensembles. La légitimité du découpage (quel qu’en soit l’origine) est infiniment moins importante que la légitimité acquise. Une projection territoriale de nature politique et administrative s’est transformée en société. Comment cela s’est-il produit ? L’amélioration de l’agriculture fut tout d’abord au cœur de l’institution départementale et constitua le lieu d’exercice d’une société locale ; un lieu de négociation voire, pour l’assemblée départementale, un tribunal des conflits. La nouvelle organisation du territoire ne recherchait-elle pas tout d’abord à résoudre la crise de la fiscalité ? On vit rebondir la question de l’égalité territoriale : très vite le département n’est plus seulement un individu statistique dans une série mais territoire de référence et d’appartenance. Sous la tutelle de l’Etat, le département va définir une politique d’équipement. Depuis la loi de 1836 sur les chemins vicinaux, de véritables routes départementales sont construites et gérées par l’autorité départementale et non par les Ponts et Chaussées. Il en résultera un maillage remarquable de l’espace. Cause et conséquence de la mobilité, la toile départementale des voies de communication intègre fortement entre eux les chefs-lieux de cantons au chef-lieu du département. Depuis plus d’un siècle et demi, le local tisse la toile de ses circulations alternées, et son réseau routier façonne un territoire départemental.

Le nombre et le bon état des routes, les départementales et les nationales qui s’entrecroisent et se multiplient, et, après 1870, la construction des chemins de fer départementaux, viendront créer les conditions d’un maillage qui sert aujourd’hui de matrice à l’émergence de la ville-pays départementale. Un monde urbain, multicentré et départemental, s’est formé, qui intègre en lui la campagne.

Déjà, avec le lycée qui très tôt fut fixé au chef-lieu du département, l’administration nouvelle redécouvrit le caractère de l’ancienne ville comme lieu de culture, mais la polarisation de la vie sociale se fit grâce aux communications induites par les infrastructures. A côté de l’organisation administrative, une véritable forme territoriale se dessina, elle visait à rapprocher, sinon à mélanger, la ville et la campagne, à faire apparaître finalement un nouvel être collectif. Pour comprendre cette constitution territoriale de la société locale, il faut sans doute rappeler, comme le fait Marcel Roncayolo, l’état de la circulation sous l’ancien régime et décrire combien les échanges relativement proches se faisaient souvent moins aisément que les relations lointaines qui, elles, pouvaient bénéficier des routes royales, enfin prendre conscience de l’enclavement comme véritable malédiction des bourgs et des petites villes. Le lieu qui aujourd’hui nous apparaît au milieu de la mobilité est en grande partie l’œuvre du département. Mais le succès du département n’est-il pas simultanément annonciateur de sa transformation ? La centralité d’une société locale départementale a permis la conversion de la société rurale en société urbaine, et la diffusion de cette dernière jusque dans les bourgs-centres et les villages qui leur sont attachés. Cet essaimage de la ville ne peut être confondu avec l’étalement à perte de vue de l’urbain que les Américains appellent le “ sprawling ”, ici, à l’inverse, l’urbanisation est polarisée. Cette révolution de l’habitat a tout fait basculer ; inscrite dans le schéma départemental, épousant pour le principal le maillage de ses routes, la ville s’est installée à la campagne, laissant apparaître un espace urbain multicentré. Il ne s’agit pas des zones pavillonnaires qui essaiment la ville à la campagne, comme en Ile-de-France, mais de la conversion urbaine des bourgs et des villages. A la fin du XXème siècle, une aire transactionnelle (transits + échanges + réseaux) s’est imprimée sur chaque département autour de ses zones commerciales, industrielles, de services et de loisirs ; elle agrège dans un même trafic la fédération des chefs-lieux. L’ancien territoire départemental sert de socle à une ville-pays. Dans certains cas le Département fusionne avec la ville. Dans tous les cas, les villes-pays s’assemblent aujourd’hui pour produire une Cité-Région. Là se tient la Région-territoire qui reste à aménager.

30 avril 2018 ~ 0 Commentaire

Lise BOURDEAU LEPAGE | La chimère d’un Grand Paris harmonieux. Episode 1

Par Lise Bourdeau-Lepage, Professeur des universitésCNRS-UMR EVS, Université Lyon 3   lblepage@gmail.com

Depuis plus d’une dizaine d’années, le Grand Paris est à l’origine de nombreux articles, de prises de position et de rapports officiels. C’est dans ce but que seront créés le Grand Paris Express et la Métropole du Grand Paris. Mais qu’est-ce qui se cache derrière cette expression « Grand Paris » : La chimère d’un développement harmonieux de Paris ? Le projet du Grand Paris, n’est-il qu’une fiction que les gouvernements successifs racontent à qui veut l’entendre, ou repose-t-il sur des bases solides et cohérentes ?

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Dans le dédale du Grand Paris, …

L’expression Grand Paris, disparue au cours des années 1960, réapparaît au début des années 2000. Elle est d’abord utilisée pour la promotion d’une réforme institutionnelle de la partie dense de l’agglomération de l’Île-de-France. On la retrouve, ensuite, attachée à un projet, le Grand Paris, annoncé en juin 2017 par Nicolas Sarkozy. Elle est, l’année suivante, liée à un concours d’idées entre dix équipes d’architectes, la Consultation internationale du Grand Paris. Elle est aussi associée à un secrétariat d’Etat, celui au Grand Paris de Christian Blanc (2008-10). Elle désigne une loi, promulguée le 3 juin 2010. L’expression est reprise pour désigner la société en charge de la construction du nouveau métro automatique, la Société du Grand Paris. Le Grand Paris, c’est aussi le Grand Paris Express, 200 km de métro automatique avec 68 stations. Puis l’expression devient le nouveau Grand Paris. En 2014, on la retrouve dans une seconde loi, celle sur la Métropole du Grand Paris. Elle est également mobilisée dans le titre de différentes manifestations, comme les Rencontres Neimeyer 2018, le Grand Paris populaire.

Par le jeu de ses utilisations, l’expression Grand Paris incarne les discussions sur le développement et l’aménagement de la région Île-de-France et sur son mode de gouvernance. Les textes de loi sont là pour le rappeler. Ils définissent ainsi le Grand Paris comme « un projet urbain, social et économique d’intérêt national » (loi n° 2010-597 du 3 juin 2010) et la Métropole du Grand Paris (MGP) comme « un établissement public de coopération intercommunale à fiscalité propre à statut particulier ».

…apparaissent des enjeux difficilement conciliables

S’interroger sur le Grand Paris, c’est se pencher sur la manière d’atteindre des objectifs très différents tels que : la croissance économique, le rayonnement d’une ville dans le monde, le bien-être social, la résorption des crises du logement et du transport, l’accès aux emplois, la démocratisation du gouvernement urbain au sein de la Région Île-de-France. Le projet du Grand Paris est ainsi traversé par au moins trois grands enjeux difficilement conciliables. Le premier relève de la justice socio-spatiale et de la qualité de vie. Le deuxième concerne le développement économique et la place de Paris dans le monde. Le troisième le mode de gouvernance.

Ces enjeux sont issus d’un constat majeur : les politiques publiques des années 80-90 n’ont pas permis de répondre aux besoins des franciliens en matière de transport, logement, qualité de vie, etc. Ils sont également le fruit d’une peur, celle de la perte de compétitivité de Paris à travers le monde. Et ils sont liés à une certitude, celle de la nécessité de repenser les institutions en Île-de-France pour améliorer l’action publique.

Des conditions de vie difficiles et des inégalités socio-spatiales croissantes

Depuis les années 80, le processus de périurbanisation s’est accéléré en Île-de-France. Dans les communes Ouest de Paris et de la proche banlieue, les plus riches se sont regroupés (Pinçon et Pinçon-Charlot, 2007[1]), alors que dans d’autres zones de l’agglomération, la concentration des ménages défavorisés a augmenté. Les communes les plus riches ont refusé de construire des logements sociaux. Les politiques de logement et le processus de gentrification ont modifié le tissu social de la « banlieue rouge ». Par conséquent, la diversité sociale a diminué en Île-de-France.

Aujourd’hui, certains quartiers d’Île-de-France cumulent les stigmates du mal-être social : chômage, pauvreté, précarité, délinquance, faible niveau d’éducation, faible mobilité. Les problèmes de logement ne font que croître (pénurie, augmentation et niveau élevé du prix des loyers). A cela s’ajoute une détérioration des conditions de transport des franciliens. Les retards répétés des trains, la saturation de certaines lignes de métro et la longueur des temps de parcours notamment de banlieue à banlieue caractérisent le transport en Île-de-France. Dans ce contexte, l’amélioration de l’offre et de la qualité des transports en commun est devenue une priorité pour les franciliens.

Paris, une métropole globale ébranlée ?

En 2008, la région capitale produit environ 28% du produit intérieur brut de la France pour moins de 19% de la population du pays. Cependant, c’est une région où coexistent croissance économique et zones à taux de chômage élevé et à faibles revenus.

Avec la montée en puissance de l’Asie et les nouvelles disparités régionales générées par la globalisation, Paris est confronté à un risque. La capitale pourrait perdre en compétitivité au niveau international. Or, Paris, en tant que métropole globale, est la porte d’entrée de la France dans l’économie globalisée. Par conséquent, si Paris perdait en attractivité, c’est toute l’économie française qui serait touchée. Paris est une ville de tout premier rang. Les différents classements internationaux et le niveau des interactions que Paris entretient avec les autres métropoles du monde le confirment (Bourdeau-Lepage, 2013[2]). Cependant la perception de la ville qu’ont les acteurs économiques, à travers le monde, n’est pas pleinement favorable au début des années 2000.

Une gouvernance bien complexe

Au cours des dernières décennies du XXe siècle, l’action publique n’a pas été menée de manière harmonieuse et concertée dans la région capitale. Le cloisonnement administratif, les luttes de pouvoirs, les désaccords sur la politique à mener, les clivages politiques, la bataille entre l’Etat et la Région, notamment au sujet du Schéma directeur de la région Île-de-France (SDRIF), ont caractérisé cette période. La ville de Paris s’est repliée sur elle-même, protégée par le périphérique. Elle a défendu ses intérêts et celui de ses habitants. Par conséquent, les relations entretenues entre les territoires de l’Île-de-France n’ont pas été à la hauteur des besoins de leurs populations, notamment en matière de mobilité.

Ainsi, les discussions sur l’avenir de Paris et de sa région, qui se déploient à nouveau à travers l’utilisation du terme Grand Paris, émergent après plusieurs décennies sans action majeure en matière d’habitat ou de transport en direction de la Capitale française et de sa région. Paris et sa région sont confrontés à des défis. Il s’agit d’améliorer les conditions d’installation des entreprises et de maintenir un bon niveau d’attractivité de la région mais, dans un même temps, d’assurer une bonne qualité de vie à ses habitants, un développement harmonieux, sans générer de nouvelles inégalités socio-spatiales. A ces fins, il est également nécessaire de mettre en place, un mode d’organisation qui permette une gestion plus harmonieuse et efficace de l’action publique à une échelle suffisamment vaste, dépassant les frontières communales et assurant à la fois le développement économique et le progrès social de la région capitale.

 


[1] Pinçon-Charlot M, Pinçon, M., 2007, Les ghettos du gotha : Au cœur de la grande bourgeoisie. Paris : Seuil.

[2] Bourdeau-Lepage L., 2013, Grand Paris : Projet pour une métropole globale, Revue d’Economie Régionale et Urbaine, 3, 403-436.

28 mars 2018 ~ 0 Commentaire

Gérard-François DUMONT | « Department delenda est” ! Qu’en dit la géographie historique ?

par Gérard-François Dumont, Université de Paris-Sorbonne

 

« Carthago delenda est » (Il faut détruire Carthage). À Rome, deux siècles avant J.-C., le brillant orateur Caton aurait ponctué ainsi chacun de ses discours. En France, ce sont des hommes politiques ou des experts qui laissent périodiquement deviner leur projet : department delenda est (il faut détruire les départements). Pourquoi pas dira-t-on ? Puisque leur naissance date de 1790, pourquoi ne pas les supprimer ? Afin d’éclairer la réponse à apporter cette question, interrogeons la géographie historique.

La suppression annoncée de départements

Parmi les déclarations de l’histoire récente des départements, citons le président de la République française, François Hollande, qui, le 18 janvier 2014, lors de ses vœux aux Corréziens, assure qu’il n’est pas « favorable à la suppression des départements ». À peine trois mois plus tard, son Premier ministre Manuel Valls, lors de sa déclaration de politique générale à l’Assemblée nationale, annonce une grande réforme territoriale comprenant la suppression des départements en 2021. Effectivement, dans l’exposé des motifs de la loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) figure le passage suivant : « Le débat pourra s’engager sereinement sur les modalités de suppression des conseils départementaux à l’horizon 2020, pour aboutir à une révision constitutionnelle avant cette date »[1].

Depuis le vote de cette loi, le processus de suppression des départements n’a pas officiellement été enclenché. En avril 2017, le président Macron, alors candidat, précise dans son programme officiel diffusé aux électeurs : « Nous réduirons le millefeuille administratif. Nous supprimerons au moins un quart des départements, là où ils peuvent être rapprochés de l’une de nos grandes métropoles. ».

Ce texte est triplement important. D’abord, il donne, selon des propos courants depuis plusieurs décennies, une connotation négative à l’expression « millefeuille administratif » alors que le Français ne juge généralement pas de façon négative le gâteau du même nom. Or cette connotation fait fi de la connaissance géographique de l’organisation territoriale des autres pays démocratiques. Les grandes démocraties comparables à la France (États-Unis, ou, en Europe[2], Espagne, Italie, Länder allemands[3]…) ont des « millefeuilles administratifs », tout simplement pour des raisons tenant à la géographie historique des territoires et parce que, selon le type de décision à prendre, il faut se placer à une échelle géographique différente.

En deuxième lieu, ce texte signifie que ce sont les départements qui seraient responsables d’un « millefeuille administratif » jugé trop important. Cela exclut toute autre responsabilité. Ce ne serait pas l’État, qui a maintenu nombre de doublons dans ses propres administrations en dépit de la décentralisation mise en oeuvre par les lois de 1982-1983. Ce ne serait pas d’autres échelons administratifs, comme en Ile-de-France, avec la métropole du grand Paris et les onze Établissements Publics Territoriaux (EPT) d’Île-de-France[4] dont quasiment personne n’est capable de préciser le périmètre. Ce ne serait pas celles des territoires à statut administratif, récent, de métropoles dont le géographe est obligé de considérer que la majorité d’entre elles n’a de métropole que le nom puisqu’elles ne produisent guère d’effets de rayonnement ou de ruissellement, selon le terme désormais employé[5], et parce que le modèle centre-périphérie s’avère en partie désuet face aux réalités réticulaires[6].

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En troisième lieu, ce texte signifie également que la justification de la « suppression d’au moins un quart des départements » serait liée à l’existence de métropoles, précisément à la large diffusion du statut administratif de métropoles, en engendrant 22, soit un record mondial. En réalité, le texte ne précise pas que la course au statut de métropole, due à une loi de janvier 2014 et accentuée par une loi de février  2017, relève surtout, prosaïquement, de considérations financières[7] : l’attribution moyenne par habitant des métropoles s’est élevée en 2016 à 60 euros, alors que le montant par habitant des communautés d’agglomération a été de 45,40 euros ; de plus, le calcul de la dotation d’intercommunalité des métropoles ne fait plus intervenir le coefficient d’intégration fiscale et les contraintes qui s’y attachent[8].

Enfin, après le bouleversement territorial[9] des années 2014-2017, faut-il donc considérer que près des trois quarts de départements sont appelés à être pérennisés. Rien n’est moins sûr, tout simplement parce que la diminution de la libre administration des collectivités territoriales, et plus précisément la baisse de leurs possibilités d’engranger des ressources propres, rend leur équilibre financier largement dépendant de l’État comme jamais depuis la décentralisation de 1982, alors que les besoins ont augmenté, comme les budgets à consacrer aux allocations individuelles de solidarité (AIS[10]) et aux mineurs étrangers non accompagnés (MNA[11]).

L’idée de supprimer les départements, annoncée en 2014 et inscrite dans la loi NOTRe, semble avoir été repoussée. Mais les départements ne subissent-ils pas une sorte de mise en coupe réglée consistant, par des décisions de l’État, à leur imposer des privations accrues ? Effectivement, en moyenne, les marges de décisions et d’action des départements se trouvent, à la fin des années 2010, considérablement réduites par rapport à la situation qui prévalait dans les années 2000 et, plus encore dans les années 1990 et 1980 au lendemain de la décentralisation[12]. Par exemple, les départements ont subi en 2000 la suppression de la vignette des véhicules de particuliers, qui améliorait leurs recettes depuis 1984 ; jusqu’à l’instauration de 2002 de l’allocation personnalisée d’autonomie, ils pouvaient recourir à la récupération sur succession de la prestation spécifique dépendance, récupération supprimée lors de la création de l’APA.

Ainsi, dans notre France contemporaine, l’impression est que certains technocrates[13] se lèvent tous les matins en se disant : « Il faut détruire les Départements ! ». Autrement dit, déjà plus de deux siècles de départements, ça suffit ! Mais est-il vrai qu’ils n’ont que deux siècles un quart d’existence[14] ?

 

Le fort substrat historique de la plupart des départements

 

L’idée répétée, ressassée et écrite dans de nombreux livres est que les territoires départementaux[15] n’existent que depuis 1790. D’un point de vue purement de droit administratif, ce n’est pas inexact. Nous avons bien eu, en 1790, une décision de l’Assemblée nationale dénommant un certain nombre de territoires sous cet intitulé « département ». Certains, comme l’anglais Edmund Burke dans son livre Réflexions sur la Révolution de France (1790), ont cru que le département relevait d’une œuvre destructrice des provinces. Or il n’est n’en est rien parce que, en 1789, les provinces n’exercent plus de réelles responsabilités, ce qui explique que, depuis le XVIIe siècle, le mot province soit utilisé au singulier[16]. Alexis de Tocqueville le confirme en le formulant ainsi : « Paris n’a cessé de s’étendre… sa prépondérance s’augmente plus vite encore que ses murailles… Partout (ailleurs) les symptômes d’une vie indépendante cessaient ; les traits mêmes de la physionomie des différentes provinces devenaient confus ; la dernière trace de l’ancienne vie publique était effacée… le moteur n’était plus qu’à Paris […] II semblait, en effet, qu’on déchirait des corps vivants : on ne faisait que dépecer des morts »[17].

En outre, en 1790, les délimitations arrêtées pour les départements signifient le refus[18] du projet de découpage géométrique présenté le 29 septembre 1789 à l’Assemblée nationale par Thouret et qui est en grande partie l’œuvre de Sieyès. Les réactions furent vives : toute une série de revendications, requêtes, réclamations monte des provinces vers l’Assemblée : discours à l’Assemblée Nationale, mémoires sur le projet de réforme, pétitions et lettres envoyées à l’annonce des décrets (le nombre des pétitions à l’Assemblée nationale est évalué à 10 000)… En conséquence, des délimitations faisant valoir la particularité des lieux et les divisions naturelles l’emportèrent, plus particulièrement grâce à Mirabeau.

Ainsi, les limites des départements des anciennes provinces de Bretagne, Normandie ou Provence, et d’autres encore, reprennent la totalité des périmètres provinciaux sans empiéter sur les provinces voisines[19], et se conforment souvent à des aires anciennes, parfois celles d’évêchés. Aussi, à l’examen des limites des départements décidées en 1790, l’on constate qu’elles sont souvent très proches de limites très anciennes, voire les recoupent exactement, même si certaines provinces – tel le Maine donnant la Mayenne et la Sarthe ou le Berry donnant le Cher et l’Indre – ont été divisées par deux.

Toutefois, ce qui donne l’impression d’une véritable novation territoriale en 1790, et qui a d’ailleurs beaucoup inquiété les autres dirigeants européens préoccupés par les bouleversements apportés par la Révolution française, c’est la dénomination alors retenue pour les départements. En effet, l’Assemblée nationale de 1790 a systématiquement donné à ces territoires de nouvelles dénominations qui correspondaient pour l’essentiel à des noms de rivières, de montagnes, de fleuves, en excluant donc les dénominations traditionnelles et très anciennes des territoires considérés.

Pourtant, la dénomination, décidée en 1790, de nombreux départements recouvre un nom très ancien dont les limites étaient, assez souvent, sensiblement les mêmes. Pour ne prendre que quelques exemples, le nom ancien Rouergue reste utilisé en Aveyron, Quercy dans le Lot, Touraine en Indre-et-Loire, Anjou en Maine-et-Loire, Roussillon en Pyrénées-Orientales, Bourbonnais en Allier, Artois dans le Pas-de-Calais… C’est d’ailleurs le nom Artois qui a été donné à la nouvelle université fondée en 1992. Tous ces noms sont souvent plus que bimillénaires[20] : Artois vient du peuple gaulois Atrébate ; Touraine vient du peuple gaulois Turon et n’a rien à voir avec des tours, en dépit du blason de la ville ; le Rouergue vient du peuple ruthène…

Ainsi, les départements français s’inscrivent pour l’essentiel dans une très longue histoire.  C’est sans doute ce qui explique le combat mené par des Français en 2008 pour conserver sur les plaques minéralogiques la référence départementale que l’État voulait définitivement supprimer. Les fonctions administratives des départements peuvent évoluer, par exemple en raison d’une redistribution des compétences entre collectivités territoriales, certains départements peuvent mettre en œuvre des mutualisations de moyens, d’autres peuvent souhaiter fusionner, mais leur substrat historique ne peut totalement disparaître sauf à ignorer la géographie historique.


[1] La suppression de départements suppose en effet une réforme constitutionnelle.

[2] Grison, Jean-Baptiste, « Les découpages municipaux en Europe : la France est-elle vraiment une exception ? », EchoGéo [En ligne], 35 | 2016, mis en ligne le 19 avril 2016, consulté le 19 avril 2016.

[3] Herrmann, Rudolf, « Le mille-feuilles allemand », Allemagne d’aujourd’hui, n° 212, 2015.

[4] Structure administrative ayant le statut d’établissement public de coopération intercommunale créée en 2016 dans le cadre de la création de la métropole du Grand Paris (MGP) au sein des trois départements de la petite couronne et (pour 7 communes) dans deux départements limitrophes.

[5] Zaninetti, Jean-Marc, « Les six France de l’emploi : bouleversements économiques dans les territoires », Population & Avenir, n° 737, mars-avril 2018 ; Dumont, Gérard-François, « Les « métropoles » : des villes rayonnantes ou « hors-sol » ? », Population & Avenir, n° 727, mars-avril 2016 ; Poupard, Gilles, « Développement local et emploi productif : un monopole des métropoles ? », Population & Avenir, n° 725, novembre-décembre 2015.

[6] Dumont, Gérard-François,  « Territoires : le modèle « centre-périphérie » désuet ? », Outre-Terre, n° 51, 2017 ; Dumont, Gérard-François, « Territoires : un fonctionnement radial ou réticulaire ? », Population & Avenir, n° 723, mai-juin 2015

[7] Même si elles sont habillées de propos plus généraux comme le maire d’Orléans Olivier Carré le confirme dans sa tentative pour faire bénéficier l’agglomération d’Orléans de ce statut : « ne pas être métropole, c’est un petit peu être hors-jeu » dans : Roger, Patrice,  « Dijon, Orléans, Saint-Étienne, Toulon dans la course au statut de métropole », Le Monde, 11 août 2016.

[8] Nécessité de se situer au-dessus du seuil de 0,5 pour maintenir d’une année sur l’autre le montant de la dotation d’intercommunalité, hors prise charge de l’effort au redressement des finances publiques, et non application du mécanisme de l’écrêtement à la hausse qui prévaut pour toutes les autres catégories d’établissements publics de coopération intercommunale.

[9] Torre, André, Bourdin, Sébastien (direction), Big bang territorial, Paris, Armand Colin, 2015 ; Torre, André, Bourdin, Sébastien,, « France : Des réformes territoriales qui posent bien des questions », Population & Avenir, n° 727, mars-avril 2016 ; Doré, Gwénaël, « Le bouleversement territorial en France : analyse et enjeux », Population & Avenir, n° 737, janvier-février 2018 ; Dumont, Gérard-François, « Le bouleversement territorial en France : bilan et perspectives », Fondation Res Publica, février 2018.

[10] Les départements assument (en 2017) près de 9 milliards d’euros de dépenses de solidarité : revenu de solidarité active (RSA),  allocation personnalisée d’autonomie (APA) et prestation de compensation du handicap (PCH).

[11] Par exemple, le budget d’un département du Sud-Ouest concernant ces mineurs était nul en 2011 ; il s’est élevé à 5 millions d’euros en 2017. Le budget consacré à d’accueil des MNA par les Départements a été estimé pour 2017 à 1,25 milliard d’euros.

[12] Sur le bilan de décentralisation, cf, par exemple Dumont, Gérard-François, « Géopolitique des territoires français : décentralisation versus recentralisation”, revue Limes, Rome, avril 2018.

[13] Concernant le terme « technocrate », faisons référence à un discours de Pierre Pflimlin, ancien Président du Conseil et alors maire de Strasbourg, lors de l’Assemblée générale de l’Association des maires du Bas-Rhin de 1979, au moment où le Parlement étudiait un projet de réforme de la fiscalité locale : « Nous délibérons à un moment où l’on n’en est plus seulement au stade des rapports de commission ou des consultations, mais où le débat parlementaire est déjà̀ largement engagé sur deux projets de loi du gouvernement dont le sénateur Kauss a parlé de façon si claire. Je l’en remercie. Il est l’un des rares, parmi nous, qui soit capable de décortiquer ainsi des textes extrêmement compliqués. Je me suis toujours demandé si les fonctionnaires qui élaborent les textes dans les ministères font exprès de les rendre si compliquées. Ce sont des gens savants, subtils, des technocrates. Il en faut, c’est un mal nécessaire dans un Etat ! Font-ils exprès de faire des choses compliquées pour qu’on ne comprenne pas, ou est-ce une pente naturelle de leur esprit, à laquelle ils ne peuvent résister ? Je n’en sais rien ; ce que je sais, c’est qu’il y a heureusement des gens comme le Sénateur Kauss qui les comprennent ! ».

[14] En excluant, bien entendu, les délimitations nées de la défaite lors de la guerre franco-prussienne de 1870-1871, le rattachement du Comté de Nice et de la Savoie en 1860 ou les nouveaux départements créés en Île-de-France dans les années 1960.

[15] Dumont, Gérard-François, « Départements français : petit dictionnaire des idées reçues », Population & Avenir, n° 719, septembre-octobre 2014.

[16] Dumont, Gérard-François, Les régions et la régionalisation en France, Paris, Éditions Ellipses, 2004.

[17] L’Ancien Régime et la Révolution, Paris, 1856.

[18] Ozouf-Marignier, Marie-Victoire, La formation des départements. La représentation du territoire français à la fin du XVIIIe siècle, Paris, Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1989.

[19] De Planhol, Xavier, Géographie historique de la France, Paris, Fayard, 1988, p. 325.

[20] Brunet, Roger, Trésor du terroir. Les noms de lieux de la France, Paris, CNRS Editions, 2016.

07 mars 2018 ~ 0 Commentaire

Bernard Elissalde | Catalogne : quel ajustement entre logique institutionnelle et activisme politique ?

Bernard Elissalde, Professeur émérite des Universités en Géographie, UMR IDEES, bernard.elissalde@univ-rouen.fr

Un  nouvel épisode d’une tragédie nationale espagnole, toujours recommencée depuis l’apparition du catalanisme politique à la fin du XIXème siècle, se déroule sous les yeux  d’Européens éberlués. Il s’agit  cette fois  de l’effondrement du compromis politique, instauré par la constitution de 1978, et qui était sensé  réconcilier le Centre politique du pays avec  les régions économiques dominantes et purger les contentieux de la période franquiste. Le drame se joue cette fois sur fond de recomposition  de  l’offre partisane en Europe et marque l’entrée en scène d’un nouveau personnage : l’Union européenne. Les stratégies et les comportements des protagonistes, qu’il s’agisse d’actions ponctuelles ou d’engagements à plus long terme, sont le fait des deux côtés  d’acteurs agissant en conformité avec leurs habitus politiques. On assiste à la confrontation   de deux stratégies : celle du juriste légaliste d’un côté et celle de l’activisme politique de l’autre (Payero López, 2016) . Car au-delà de l’existence  avérée de systèmes institutionnels organisés et cohérents,  c’est ce qu’en font les acteurs qui sert de révélateur.

People hold banner reading "independence" during a protest for greater autonomy for Catalonia within Spain in Barcelona

Par-delà la non-violence déclarée, les contenus du discours délivrés de part et d’autre ne peuvent qu’inciter  au renforcement des tensions politiques et  à l’accentuation des divisions dans la société catalane. Si les adversaires annoncent officiellement  avoir choisi, pour les uns  la voie référendaire, pour les autres la voie constitutionnelle, l’affrontement permanent auquel ils se livrent depuis plus d’une décennie, se réalise également  en mobilisant  l’impact émotionnel des medias.  A travers une « bataille » des images  et  une logomachie des déclarations, chacun tente de faire basculer  les opinions publiques locales, nationales et européennes en sa faveur.  Chaque camp  mobilise les medias pour affirmer  sa légitimité, et pour démontrer  qu’il rassemble le plus grand nombre de manifestants  lesquels  deviennent la nouvelle valeur étalon dans le décompte des points.

Le jeu consiste aussi à pousser l’adversaire  à la faute politique et à prendre à témoin la communauté internationale.  Côté gouvernemental on est ainsi tombé dans le piège symbolique des « violences policières ».  A partir de l’organisation  d’un  référendum illégal mais considéré comme un attribut de la démocratie, le camp indépendantiste est  parvenu  à retourner  la situation en montrant des civils matraqués pendant qu’ils accomplissent leur devoir de citoyen. A l’inverse, l’erreur récurrente des Indépendantistes fut sans doute  la référence continuelle à l’échelon européen. Cette europhilie affirmée  leur avait permis  de se présenter comme une nation européenne à part entière et de contourner l’accusation de sécession, puisque, croyaient-ils une Catalogne indépendante deviendrait  membre d’un ensemble plus large que la seule Espagne. Cette adhésion à une vision européiste est récurrente chez  les dirigeants catalans successifs  qui définissent la Catalogne comme une nation[1] européenne. Malheureusement cette option, en apparence nécessaire pour s’émanciper  de Madrid  équivaut à donner à l’UE le rôle d’arbitre et a conduit les indépendantistes dans une impasse face  au refus logique  d’endosser ce rôle par  les dirigeants des Etats membres et au rejet des responsables de l’UE d’ouvrir une boîte de Pandore[2].  Afin d’intégrer  les institutions européennes dans la boucle du  rapport de forces  avec l’Etat espagnol, les représentants de la Catalogne  n’ont pourtant pas ménagé leurs efforts depuis 1986. Les multiples organisations « catalanes »  installées à Bruxelles ont  connu  une institutionnalisation et une politisation croissantes, jusqu’à servir de refuge pour le dirigeant en exil .

Le cadre discursif  de l’affrontement  s’est  construit autour de plusieurs registres binaires. Le  recours à la métonymie de « Madrid » suggère que le centralisme perdure en Espagne, alors que peu de constitutions nationales dans l’UE accordent autant  de prérogatives à des  régions rebaptisées, non sans raison, en Espagne « communautés autonomes ».  Le choix  indépendantiste, pour gagner la bataille des opinions publiques,  de réduire le conflit à une opposition Barcelone/ Madrid,  permet de légitimer  l’importance que l’on se donne, et de réduire le problème à une lutte entre deux puissances équivalentes.  Ce choix autorise également une  posture de victimisation face à une injustice : « Madrid spolie la Catalogne ». (une région prospère « opprimée » par un gouvernement corrompu et inefficace), alors que la sécession  se réalise aux dépens de l’ensemble du territoire espagnol et donc aussi aux dépens des autres régions espagnoles.

Le second registre  est celui du couple conservatisme/progressisme. La Catalogne serait à la pointe de la modernité dans un pays arriéré. La monarchie, même constitutionnelle,  représente le passé, tandis que la république c’est le progrès, qui à partir d’une identité  depuis longtemps affirmée, créerait  consensus social et unanimisme politique. La référence à des luttes historiques (la République espagnole des années 30,  la suspension du statut d’autonomie de la Catalogne en 1934, et enfin la guerre civile) permet de placer le gouvernement de Madrid du côté de l’immobilisme et d’assimiler la légalité institutionnelle (respect de la Constitution de 1978[3]) au camp réactionnaire, ce qui en Espagne renvoie au repoussoir de  la période franquiste. Pour tenir cette ligne politique, on  fabrique, de toute pièce, un récit performatif sur l’indépendance de la Catalogne. Une fois proclamée,  l’indépendance devient une réalité que le reste du monde et  l’Europe ne pourront que constater et donc approuver. En fait, contrairement à la stratégie imaginée, la performativité  du discours indépendantiste s’est heurtée à la raison d’Etat de la part tant  des Etats membres de l’UE, que des responsables des institutions européennes.

Comme aux échecs les pions blancs sont du côté des indépendantistes qui ont l’initiative depuis le début et maîtrisent en apparence le calendrier et enfin choisissent  l’arène dans laquelle se déroule l’affrontement. Cette crise apparue en 2017, avec l’initiative d’organiser un referendum sur l’indépendance, fut suivie d’une vraie/fausse déclaration d’indépendance.  Mais ses origines sont beaucoup plus anciennes. En 2006, un précédent référendum en Catalogne proposa un nouveau statut d’autonomie en déclarant que : « Le Parlement catalan, en recueillant le sentiment et la volonté des citoyens de Catalogne, a défini la Catalogne comme une nation d’une manière amplement majoritaire. ». Face à l’invalidation  par le Tribunal constitutionnel espagnol en 2010, le jeu politique interne à la Catalogne  et la surenchère partisane conduisirent en  2011, les responsables catalans à évoquer publiquement et pour la première fois l’indépendance de cette communauté.

Pour autant le jeu constitutionnel espagnol n’explique pas tout. A l’intérieur d’un même système, chaque acteur social donne un sens individualisé à l’action. Côté gouvernemental :   le gouvernement Rajoy a longtemps brillé par son absence de réponse.  M.Rajoy s’en est tenu au respect des institutions et a  montré son incapacité  à faire émerger des propositions  nouvelles ce qui a produit un faible pouvoir  d’attraction sur l’opinion publique. Mais pour triompher dans cet affrontement la capacité à tenir le cap pour chacun des adversaires est tout aussi  fondamentale,  et quand un des protagonistes se soustrait à la posture qu’il s’est donné,  il s’expose à être disqualifié par les opinions publiques. Cela vaut aussi bien pour  les atermoiements de M.Rajoy  que pour  la vraie/fausse déclaration/suspension  d’indépendance de C.Puigdemont. La sanction des urnes lors des élections régionales du  21 décembre en témoigne. Car  l’inertie qui semble régir  les relations entre  protagonistes  n’est pas immuable  et la posture (discours, référentiels, etc) des indépendantistes  se complique depuis les élections régionales du 21 décembre 2017.  Avec l’entrée en scène du parti « unioniste »  Cuidadanos, un troisième acteur entre en jeu et les ressorts habituels du face à face binaire Barcelone/Madrid  ne fonctionnent plus. Le mythe d’une société catalane unie[4] luttant  contre un adversaire extérieur s’effondre (cf Inès Arrimadas : « les partis nationalistes ne pourront plus jamais prétendre parler au nom de toute la Catalogne »)

Au-delà des péripéties des initiatives et des contre-attaques, un certain nombre de non-dits demeurent refoulés dans l’argumentaire indépendantiste. La question de la solidarité  entre les territoires et la redistribution de richesse à l’intérieur d’un Etat-nation.  Comme dans d’autres régions dominantes en Europe, la Catalogne possède un PIB par habitant bien supérieure à d’autres régions espagnoles.  Dans les pays décentralisés ou dans un pays fédéral (Allemagne) il existe une péréquation budgétaire assurant un rééquilibrage des revenus entre les régions. Or dès 2011, Artur Mas  a ouvertement posé la question  du « pacte fiscal », c’est-à-dire de  la revendication  du contrôle total par la Catalogne des impôts payés sur son territoire, refusant ainsi au niveau national  la solidarité dont la Catalogne a autrefois bénéficié au niveau européen

La question, ensuite, de la résolution de la contradiction dans laquelle se trouvent les indépendantistes  entre la légalité juridique  qu’ils entendent respecter (élections, déclarations du parlement régional) et  le droit européen  (les traités) ou le droit international. La logique discursive  indépendantiste omet toute  référence au droit international et aux textes de l’ONU qui bannissent la sécession. Depuis plus d’un demi-siècle l’ONU, réitère des déclarations qui vont toutes dans le même sens depuis la résolution 1514 de l’ONU, intitulée « Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux »[5]       Contrairement à une interprétation simplificatrice du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, l’ONU rappelait  dans la déclaration des droits des peuples autochtones (2007), que le droit à l’autodétermination ne signifiait pas un droit à la sécession.

Au total, même si le choix déclaré  de l’indépendance  est récent  pour les partis nationalistes catalans, toutes ces postures ou ces prises de position montraient depuis longtemps qu’ils agissaient et pensaient comme si la Catalogne était un Etat-nation à part entière, si ce n’est de jure mais au moins de facto. Tous les compromis successifs et les réformes de la constitution furent toujours interprétées au niveau national comme une concession supplémentaire pour préserver l’unité nationale, alors que du côté indépendantiste ce ne fut à chaque fois qu’une étape vers l’indépendance.  Dans cette perspective  la déclaration d’indépendance de Carles Puigdemont n’aura fait que lever une ambiguïté et ouvrir un nouveau chapitre.

 

 

 

 


[1] Cf le président catalan Artur Mas en 2012 : « La Catalogne n’est pas une simple région d’Espagne, mais une vieille nation d’Europe ».

[2]en 2017 le  porte-parole de la Commission  déclare: « si une Catalogne indépendante désire être membre de l’UE, elle devrait demander son adhésion, dont l’approbation requiert le vote unanime de tous les États membres ». Déjà en, novembre 2012, lors de la première campagne électorale catalane centrée sur l’indépendance, le président Barroso avait également déclaré que tout État devenu indépendant devrait renégocier son adhésion à l’UE depuis l’extérieur.

 

[3] Cf l’article 2 : « La Constitution se fonde sur l’unité indissoluble de la Nation espagnole, patrie commune et indivisible de tous les Espagnols, et garantit le droit à l’autonomie des nationalités et des régions qui la composent ainsi que la solidarité entre elles ».

 

[4] « un sol poble » (un seul peuple) , déclaration de R.Torrent (ERC) dans Le Monde daté  du 24/1/2018

votée en 1960 par l’Assemblée générale,  cette résolution proclamait le droit « de tous les peuples à déterminer librement leur statut politique » ainsi que « leur développement économique social et culturel ». Mais le texte précisait, en son article 6, que « toute tentative visant à détruire partiellement ou totalement l’unité nationale et l’intégrité territoriale d’un pays est incompatible avec les buts et les principes de la Charte des Nations unies ».

 

27 février 2018 ~ 0 Commentaire

André Duval | Les méfaits de la centralisation administrative (partie 1)

André Duval, ingénieur en mathématiques et consultant, ancien élu (maire pendant 24 ans et président de syndicat intercommunal, président de communauté de communes)

Tocqueville dans son ouvrage « De la démocratie en Amérique » définit et compare ce qu’il appelle la centralisation gouvernementale et la centralisation administrative. La première consiste à concentrer dans un même lieu et dans une même main le pouvoir de diriger les intérêts qui sont communs à toutes les parties de la nation, la seconde généralise cette concentration des pouvoirs aux intérêts spéciaux à certaines parties de la nation. Au vu de l’organisation actuelle des collectivités, on peut donner une définition plus précise de cette centralisation. Il y a centralisation administrative lorsqu’une collectivité de rang supérieur intervient dans une collectivité de rang inférieur sans laisser à celle-ci la possibilité d’intervenir. Si l’Allemagne se félicite d’être indemne de toute centralisation administrative, la France y recourt de façon généralisée. Il s’agit ici d’analyser les inconvénients de ce mode d’organisation de façon générale, puis d’en observer les conséquences dans certaines situations et en particulier dans le cas d’une collaboration transfrontalière.

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La centralisation administrative est généralisée en France. C’est vrai de la part de l’Etat où elle est caractérisée par la présence des préfectures et sous-préfectures qui interviennent dans leurs territoires dans de nombreux domaines autres que régaliens. Elles abritent, comme le note le rapport de la Cour des Comptes, de multiples directions dont celle de l’environnement de l’aménagement et du logement, au niveau régional, celle de la cohésion sociale, des territoires et de la mer, au niveau départemental. Du fait que ces compétences ont été déléguées aux départements et aux régions, la Cour des Comptes estime que l’Etat n’a plus à s’en occuper. Ce point de vue diffère de celui proposé ici. Dans le cadre d’une véritable décentralisation, les responsabilités de ces directions régionales et départementales (parce qu’elles sont localisées dans les départements et les régions) devraient être placées sous la responsabilité des régions et des départements, avec d’éventuelles consignes particulières.

Cette centralisation administrative est aussi le fait des régions et des départements. On en trouve par exemple une malheureuse illustration dans la non-délégation aux territoires directement concernés (villes ou communautés de communes) de la construction, de l’entretien, de la propriété des lycées et des collèges ainsi que de la gestion de leurs personnels de service. Mais les régions ne se sont pas arrêtées là puisqu’elles ont, comme la région Auvergne Rhône-Alpes, recréé un nouveau réseau de « sous-préfectures » c’est-à-dire de délégations locales. Le département de la Haute-Savoie  a – sans doute comme beaucoup d’autres -  « territorialisé » ses services : gérontologie, aide médico- sociale, entretien des routes, etc.

Comparée à une organisation administrative décentralisée, cette  organisation administrative centralisée héritée de notre tradition jacobine présente aujourd’hui de multiples et évidents inconvénients : complexité pour les administrés,  coûts plus élevés, efficacité réduite, etc.

Plusieurs exemples concrets illustrent l’extrême complexité de cette administration. Un exemple (vécu), montre les difficultés engendrées par le système : un maire qui désirait construire des logements sociaux devait obtenir l’accord : de l’Etat au travers de deux services de la direction des territoires, de la région, du département, et de la communauté de communes puis de la caisse des dépôts. Plusieurs fois le dossier fut  bloqué parce qu’une entité conditionnait son accord à celui d’une autre et inversement ! Un cas similaire parait être vécu par une commune du  Genevois français : devant un chantier de construction, un panneau* affiche le nom des différentes structures qui participent au financement de l’opération : l’Etat, la Région, le Département, la Communauté de Communes, des sociétés de logements sociaux. On imagine alors aisément le nombre de démarches et de déplacements du maire pour obtenir l’accord de chaque autorité politique, jalouse de ses prérogatives et espérant (peut-être), en retour, la reconnaissance de ce maire! La situation sera similaire si une personne privée veut  créer une crèche. Il lui faudra prendre langue avec un nombre conséquent de services et de collectivités : les services centraux et locaux de la PMI,  la caisse des allocations familiales, la communauté de communes et  la commune.

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Dans un système décentralisé, la commune qui voudrait  construire des logements sociaux n’aurait à s’adresser qu’à l’entité située juste au-dessus d’elle qui, par délégations successives, serait porteuse de toutes les compétences lui permettant de prendre la décision. D’une certaine manière cela se passe ainsi pour l’aménagement du territoire : l’Etat, la Région, le département transmettent ce qui s’appelle le « porté à connaissance », qui définit les contraintes  à respecter par le niveau inférieur. La communauté de communes établit alors le SCOT, qui lui aussi donnera le cadre dans lequel le PLU devra être développé par la commune. Mais malheureusement cette logique de délégation  ne va pas jusqu’au bout, elle est contrariée par le fait que l’Etat, le Département, la communauté de communes ainsi que les chambres consulaires se font un devoir de participer  aux réunions d’élaboration de ce PLU !

Après la complexité pour l’usager, voyons l’efficacité. N’est-on pas en droit de se demander  quelle efficacité la région peut avoir pour entretenir « ses » lycées, en comparaison de ce que pourrait faire la ville où se situe cet établissement, cette ville qui a déjà en charge de nombreux bâtiments, mairie ou hôtel de ville, écoles primaires et maternelles qui statistiquement abritent autant d’élèves que lycées et collèges réunis ? Mais – plus important encore – comment gérer efficacement le personnel de service depuis la capitale régionale ? S’il manque, par exemple, un cuisinier dans la cantine du lycée, comment la région va-t-elle  le remplacer ? Elle va en déléguer un depuis ses bureaux de la capitale régionale alors que localement des synergies seraient simples à mettre en œuvre ?

Dans une ville allemande, il était apparu nécessaire de construire une salle de spectacle et la communauté locale a pensé qu’une telle salle pourrait être utile aussi au lycée. Comme celui-ci lui appartient, il a été décidé de  construire cette salle de spectacles  dans l’enceinte du lycée. Un bénéfice secondaire en est résulté : le lycée est devenu un espace d’animation locale apprécié. En France ce genre d’aménagement est impossible puisque les lycées appartenant à la région demeurent extérieurs à la communauté locale et considérés comme des «  corps étrangers » à la commune. D’ailleurs, on doit noter que les gymnases affectés aux lycées sont souvent séparés des lycées eux-mêmes par des grillages car n’ayant pas les mêmes propriétaires. Ces remarques sur les lycées sont aussi valables pour les collèges. Or il existe localement des synergies qui pourraient être engagées pour gérer avantageusement l’ensemble des établissements scolaires du lieu (écoles maternelles et primaires, collèges et lycées) aussi bien pour assurer l’entretien des bâtiments que pour gérer le personnel de service, et même pour assurer les services eux-mêmes. En effet il ne serait pas inimaginable qu’il y ait une optimisation des moyens par la création, par exemple, d’une cuisine commune à plusieurs établissements.

L’absence de décentralisation génère des « méfaits » dans un autre domaine. C’est celui du  transport. La région Auvergne-Rhône-Alpes a maintenant la charge du transport inter-cités, ainsi le système de transport LIHSA (Lignes interurbaines de Haute-Savoie) comme Car-ain pour le département de l’Ain, et tous les autres systèmes précédemment départementaux. On peut s’interroger sur le gain en efficacité du  transfert de ces réseaux à la région. Il serait évidemment plus simple et judicieux de les gérer depuis le département concerné : définition des lignes, organisation des appels d’offre, suivi de la qualité de service. Où se situe alors  l’avantage comparatif de la région par rapport au département ? Imaginons simplement le coût en temps et en euros des déplacements des fonctionnaires de la région chargés du suivi de ce service.

On peut dire la même chose du transport scolaire qui fut, lorsque l’Etat le finançait, organisé par des associations locales, chacune centrée sur un ou deux établissements scolaires. Lors du transfert de cette responsabilité aux départements, ceux-ci ont progressivement centralisé cette responsabilité au bénéfice de leur pouvoir tout en se faisant aider localement par les communautés de communes. Mais aujourd’hui ce sont les régions qui en ont la charge et qui pourtant sont les moins à même de l’assumer, aussi bien économiquement qu’en qualité et définition de service. Lorsque les associations géraient les circuits autour des lycées et collèges locaux, elles faisaient en sorte que chaque bus ait un circuit qui le remplissât, au prix de petites variations d’une année sur l’autre. Aujourd’hui les circuits restent figés et le remplissage des bus n’est généralement pas réalisé.

Par ailleurs on peut souhaiter qu’une coordination puisse être organisée entre les systèmes de transport d’un département et le transport scolaire, ce qui plaide à nouveau en faveur d’une répartition plus adaptée de ces charges, entre la région et les départements.

Il y a lieu ici de faire une petite digression. Souvent des responsables régionaux disent à propos, par exemple des lycées, « c’est nous qui les payons, ils doivent donc être notre propriété ». En Allemagne où les Länder paient à plus de  80 % leurs gymnasiums, ceux-ci sont cependant la propriété des communes d’implantation. Pour certains responsables politiques français, il y a une confusion entre le rôle de répartition des moyens et l’appartenance de ces moyens. Les fonds nécessaires à la construction et à l’entretien d’un lycée ne sont pas la propriété de celui qui les répartit mais sont la propriété du bien auquel ils sont destinés. Donc le fait que les régions soient dépositaires des ressources nécessaires aux lycées ne présuppose pas que ceux-ci doivent leur appartenir. La charge de la répartition des moyens est distincte de celle de propriété, qui n’a que peu de sens pour les équipements publics. C’est l’entité la plus proche qui devrait assurer toutes les responsabilités du propriétaire, quitte à ce que les moyens pour les assumer soient distribués par l’entité de rang supérieur.

 

**Dans les accords entre l’Etat de Genève et la France les impôts sur le revenu sont payés là où le travail est effectué, donc les frontaliers travaillant à Genève sont imposés à Genève. Ce qui n’est pas le cas avec le canton de Vaud, dans l’accord avec ce canton les impôts sont dus là où l’imposable a sa résidence. 

 

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